Une Aes Sedai que Min ne connaissait pas – membre de l’Ajah Marron, à voir son châle – apparut en compagnie d’une solide femme en robe de laine rouge qu’elle avait visiblement l’intention d’escorter jusqu’aux portes. La femme d’âge mûr marchait avec la légèreté d’une enfant. Rayonnante, elle riait presque de béatitude. La sœur semblait également de bonne humeur, mais son aura vacillait comme une flamme agonisante.
La mort. Des tortures, la captivité et de nouveau la mort. Aux yeux de Min, c’était clair comme de l’eau de roche.
Elle décida de ne plus relever les yeux. Mieux valait qu’elle ne voie rien…
Laisse-lui le temps de se souvenir…
Durant son long voyage depuis les montagnes de la Brume, elle n’avait jamais cédé au désespoir, même quand on avait par deux fois tenté de lui voler sa monture. Mais à présent, rien n’allait plus…
Lumière, fais qu’elle se rappelle mon fichu prénom !
— Maîtresse Elmindreda ?
Min sursauta. La novice qui venait de l’interpeller avait à peine l’âge d’avoir quitté son foyer. Malgré ses quinze ou seize ans, elle parvenait à se comporter avec une grande dignité.
— Oui, c’est moi… C’est bien mon nom.
— Je m’appelle Sahra… Si vous voulez bien me suivre… (La novice ne parvint pas à dissimuler sa surprise.) Si étrange que ça paraisse, la Chaire d’Amyrlin va vous recevoir dans son bureau.
Min eut un soupir de soulagement et ne se le fit pas dire deux fois.
Sa capuche toujours relevée n’empêchait pas la jeune femme de voir autour d’elle. Et plus elle découvrait de choses, plus elle était pressée de parler à la Chaire d’Amyrlin. Les couloirs au sol en mosaïque aux couleurs très vives – en harmonie avec les tapisseries bigarrées et les supports de lampe en or – n’étaient guère fréquentés. À l’origine, la Tour Blanche abritait bien plus de gens, mais les temps avaient changé. Cela posé, toutes les personnes que Min croisa en remontant ces corridors en colimaçon lui dévoilèrent une image ou une aura qui évoquaient le danger et la violence.
Daignant à peine accorder un regard aux deux femmes, les Champions avançaient avec la souplesse et la puissance contenue d’une meute de loups en chasse. L’épée qui battait leur flanc semblant à peine plus mortelle que leurs mains nues, c’étaient bel et bien des prédateurs. Mais leur visage était en sang – ou leur flanc, selon les cas. Des lames et des fers de lance dansaient un ballet menaçant autour d’eux. Et leur aura vacillait sans cesse, comme si elle était sur le point de s’éteindre, flamme fragile soufflée par le vent de la mort.
Ces hommes marchaient encore, pourtant, ils étaient déjà morts. Et ils succomberaient le même jour que les trois Aes Sedai, ou au plus tard le lendemain.
Même les serviteurs des deux sexes, la Flamme Blanche brodée sur la poitrine, étaient marqués du sceau de la violence.
Apercevant une Aes Sedai au détour d’un couloir, Min la vit enchaînée de la tête aux pieds – ou plutôt, entourée de chaînes qui tournaient autour d’elle comme des serpents. Une autre sœur semblait porter un collier d’argent autour du cou. À cette vue, Min dut se retenir de crier d’angoisse.
— C’est impressionnant quand on n’est jamais venu, dit Sahra, tentant en vain de paraître blasée comme si elle se promenait dans les rues de son village. Mais vous êtes en sécurité ici. (La novice prit soudain un ton révérencieux.) La Chaire d’Amyrlin résoudra votre problème.
— Espérons qu’elle le fera…, marmonna Min.
Sahra la gratifia d’un sourire qui se voulait rassurant.
Lorsque les deux femmes atteignirent le couloir où se trouvait le bureau de la Chaire d’Amyrlin, Min dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas dépasser la novice, la plantant là. Si elle avait pu montrer qu’elle connaissait les lieux, la pauvre Sahra aurait contemplé ses talons depuis un bon moment !
Sortant du fief de la dirigeante suprême, un jeune homme aux cheveux blond tirant sur le roux faillit percuter les deux jeunes femmes. Très grand, sanglé dans une splendide veste brodée d’or sur le col et les manches, Gawyn de la maison Trakand, fils de la reine Morgase d’Andor, était l’incarnation même du jeune seigneur rayonnant de fierté.
Et fou de rage !
Avant même que Min ait pu baisser les yeux, il sonda les profondeurs de sa capuche en quête de son regard.
— Ainsi, tu es revenue ? fit-il sans chercher à dissimuler sa surprise. Sais-tu où sont allées Egwene et ma sœur ?
— Elles ne sont pas ici ?
Paniquée, Min en oublia jusqu’à la prudence la plus élémentaire. D’instinct, elle saisit le jeune homme par les manches de sa veste, le regardant si intensément qu’il en recula d’un pas.
— Gawyn, il y a des mois qu’elles se sont mises en chemin pour la tour ! Elayne, Egwene, et Nynaeve avec elles ! Verin Sedai les accompagnait, et… Gawyn, je… je…
— Du calme, souffla le jeune seigneur en se dégageant en douceur. Au nom de la Lumière, je ne voulais pas t’effrayer ! Elles sont arrivées sans encombre – et sans révéler où elles étaient ni pourquoi, en tout cas à moi. Bien entendu, tu ne consentiras pas à éclairer ma lanterne ? (Min tenta de rester impassible, mais il lut en elle comme dans un livre ouvert.) Oui, je m’en doutais… Cette tour est encore plus truffée de secrets que… Min, elles se sont de nouveau volatilisées ! Et Nynaeve aussi.
Une précision ajoutée d’un ton distrait. Si elle était l’amie de Min, Nynaeve ne représentait rien pour Gawyn.
— Et comme d’habitude, elles n’ont pas daigné me dire un mot ! Pas un mot, entends-tu ? J’imagine qu’elles sont dans une ferme, en train d’expier leur escapade, mais impossible de savoir où. La Chaire d’Amyrlin refuse de me le dire, bien évidemment…
Min sursauta. Un instant, elle avait vu du sang ruisseler sur le visage du jeune seigneur. C’était comme prendre deux coups de marteau à la suite. Pour commencer, apprendre que ses amies étaient parties alors que l’idée de les revoir l’avait encouragée à venir jusqu’ici. Puis découvrir que Gawyn serait blessé le jour où mourraient les trois Aes Sedai…
Tout ce qu’elle avait vu dans la tour, si effrayant que ce fût, ne l’avait jamais touchée personnellement. Jusqu’à cet instant précis… Le malheur qui allait frapper la Tour Blanche aurait des conséquences bien au-delà de Tar Valon, certes, mais elle n’appartenait pas à la communauté des Aes Sedai, et il en serait toujours ainsi. En revanche, Gawyn comptait parmi les gens qu’elle appréciait, et il allait être blessé plus grièvement que le laissait entendre la sanglante vision. Autant que sa chair, et même plus, son âme souffrirait atrocement.
Si un désastre frappait la Tour Blanche, comprit soudain Min, les victimes ne seraient pas seulement des Aes Sedai dont elle ne se sentait en aucune façon proche. Ses amies en pâtiraient aussi, parce qu’elles appartenaient corps et âme à la tour.
Une raison, au fond, de se réjouir qu’Egwene et les autres ne soient pas là. Ainsi, elle ne risquerait pas de les voir entourées de présages de mort. Mais en réalité, elle aurait voulu les voir, justement, et découvrir qu’il ne leur arriverait rien – ou au moins qu’elles survivraient à la tourmente. Par la Lumière ! où étaient-elles ? Connaissant ces trois femmes, il était bien possible qu’elles aient fait en sorte de laisser Gawyn dans l’ignorance. Oui, ça leur ressemblait bien…
Min se rappela soudain où elle était et pour quelle raison elle avait fait tant de chemin pour y venir. En même temps, elle se souvint qu’elle n’était pas seule avec Gawyn. Mais Sahra, elle, semblait avoir oublié pourquoi elle se trouvait dans ce couloir. À dire vrai, elle paraissait avoir tout oublié, à part le beau jeune homme auquel elle faisait les yeux doux – sans le moindre succès, devait-on à la vérité d’ajouter.