Jugeant inutile de jouer plus longtemps les « visiteuses », Min abandonna son rôle. Une fois parvenue devant le fief de la Chaire d’Amyrlin, il ne pouvait plus rien lui arriver.
— Gawyn, j’ignore où elles sont… Mais si elles purgent une peine dans une ferme, elles doivent avoir de la boue jusqu’au front, et je doute qu’elles aient envie que tu les voies ainsi.
En réalité, Min s’inquiétait au moins autant que le jeune homme. Trop de choses terribles étaient arrivées – et restaient encore à advenir – pour qu’elle s’arrête à une hypothèse rassurante. Cela dit, il n’était pas impossible que les trois fugueuses aient été envoyées en pénitence.
— En tout cas, tu ne les aideras pas en tapant sur les nerfs de la Chaire d’Amyrlin.
— J’ignore si elles purgent une peine dans une ferme… Pour tout dire, je ne sais pas si elles sont encore de ce monde. Si elles arrachent des mauvaises herbes, pourquoi ces cachotteries ? Min ? S’il arrivait malheur à Elayne… ou à Egwene… Tu sais, je suis chargé de veiller sur ma sœur. Comment la protéger sans savoir où elle est ?
Min ne put s’empêcher de soupirer.
— Tu crois qu’elle a besoin d’être protégée ? Même question pour les deux autres ?
Si la Chaire d’Amyrlin avait envoyé les trois femmes en mission, la réponse était peut-être positive. Dès lors que ça servait ses intérêts, cette femme aurait pu expédier quelqu’un dans la tanière d’un ours avec une simple badine en guise d’arme. Et bien entendu, elle n’aurait pas accepté qu’on ne lui rapporte pas une peau d’ours – voire un plantigrade en laisse – si tel était son désir. Mais dire tout cela à Gawyn serait revenu à verser de l’huile sur le feu.
— Gawyn, elles ont prêté allégeance à la tour… Crois-moi, elles n’aimeraient pas que tu te mêles de leurs affaires.
— Je sais qu’Elayne n’est plus une enfant, concéda le jeune homme. Même si elle hésite encore entre gambader comme une gamine et jouer les Aes Sedai… Mais c’est ma sœur, et plus important encore, la Fille-Héritière du royaume d’Andor. C’est elle qui remplacera notre mère. Il faut qu’elle soit là pour jouer son rôle, afin d’éviter une régence ou une guerre de succession.
Jouer les Aes Sedai ?
De toute évidence, Gawyn n’avait pas idée des véritables talents de sa sœur. Depuis qu’Andor existait, les Filles-Héritières venaient suivre une formation à la Tour Blanche. Mais Elayne était la première qui fût assez douée pour devenir une Aes Sedai – et pas la dernière de toutes, en plus de ça. Sans nul doute, Gawyn ignorait qu’Egwene avait un potentiel tout aussi impressionnant.
— Bref, tu la protégeras qu’elle le veuille ou non ? demanda Min.
Passant à côté du ton désapprobateur de la jeune femme, Gawyn hocha gravement la tête.
— C’est ma mission depuis le jour de ma naissance… Mon sang doit couler avant le sien, et ma vie passe après la sienne. J’ai fait ce serment alors que j’étais à peine assez grand pour regarder dans son berceau. Gareth Bryne a dû m’expliquer ce que ça voulait dire. Je ne reviendrai pas sur ma parole. Andor a plus besoin d’elle que de moi.
Le calme et la sereine résignation du jeune homme glacèrent les sangs de Min. Elle avait toujours pris Gawyn pour un gamin farceur et moqueur, et voilà qu’il lui apparaissait sous un tout autre jour. Décidément, le Créateur avait dû être bien fatigué, lorsqu’il avait fabriqué les hommes. Parfois, on eût dit qu’ils n’étaient pas vraiment humains…
— Et au sujet d’Egwene, quel serment as-tu prêté ?
Gawyn resta impassible, mais un léger sursaut le trahit.
— Eh bien, je m’inquiète pour elle, ça va de soi. Comme pour Nynaeve. Tout ce qui arrive aux amies de ma sœur peut lui advenir aussi. Apparemment, elles se quittent rarement, ces trois-là… À part ça, je n’ai rien de spécial à dire sur Egwene.
— Ma mère m’a toujours conseillé d’épouser un mauvais menteur. Tu fais un très bon candidat, mais quelqu’un d’autre a un droit de préemption, j’en ai peur.
— Certaines choses doivent arriver… et certaines n’ont pas vocation à se réaliser. Galad est désespéré par le départ d’Egwene.
Demi-frère de Gawyn, Galad était avec lui à Tar Valon pour suivre l’enseignement des Champions. Une autre tradition andorienne…
Résolu à toujours agir comme il le fallait, Galadedrid Damodred devenait dangereux à force de rectitude, selon l’opinion de Min. Gawyn, lui, ne lui voyait aucun défaut, et il n’aurait sûrement pas déclaré sa flamme à une femme que son demi-frère avait choisie.
Min eut envie de secouer un peu le jeune homme, histoire de lui remettre de l’ordre dans les idées, mais ce n’était pas le moment. La Chaire d’Amyrlin attendait, et ce qu’elle avait à lui dire ne serait pas facile. Et il y avait aussi Sahra, yeux doux ou pas…
— Gawyn, je dois me présenter devant la Chaire d’Amyrlin. Quand elle en aura fini avec moi, où puis-je te trouver ?
— Dans la cour d’exercice… Quand je m’entraîne avec Hammar, j’arrive à oublier mes inquiétudes… Souvent, je reste avec lui jusqu’au coucher du soleil.
Champion de son état, Hammar était aussi le maître d’armes qui enseignait l’escrime aux deux princes.
— Très bien… Je te rejoindrai dès que possible. Une dernière chose : essaie de tenir ta langue. Si tu énerves la Chaire d’Amyrlin, Elayne et Egwene risquent de payer les pots cassés.
— Je ne peux rien te promettre… Quelque chose ne va pas dans le monde, Min. Une guerre civile au Cairhien… Idem en pire au Tarabon et en Arad Doman… Des faux Dragons à foison… Des troubles partout, et des rumeurs alarmantes aux quatre points cardinaux ! Je ne dis pas que la tour tire les ficelles, mais même ici, rien ne va comme il faudrait. Et il y a tant de faux-semblants… La disparition d’Elayne et d’Egwene n’est pas le seul problème. En revanche, c’est celui qui me concerne, à l’exclusion de tout autre. Je saurai où elles sont. Et si elles sont blessées, voire mortes…
Un instant, le visage de Gawyn ne fut de nouveau plus qu’un masque sanglant. Une épée flotta soudain au-dessus de sa tête, un étendard battant au vent derrière l’arme. La longue épée à deux mains et à la lame légèrement incurvée – comme celle qu’utilisaient la plupart des champions – était ornée d’un héron, la marque très reconnaissable des authentiques maîtres escrimeurs. Appartenait-elle à Gawyn ou le menaçait-elle ? Min aurait été incapable de le dire. Dans le même ordre d’idées, l’étendard arborait bien le Sanglier Blanc chargeant de Gawyn, mais sur champ vert et non rouge, comme il eût été normal pour un Andorien.
Le sang disparut, l’arme et le drapeau le suivant de très peu.
— Sois prudent, Gawyn…, souffla Min.
Ce conseil était à double sens. En surface, il rappelait au jeune homme de tenir sa langue devant la Chaire d’Amyrlin. Plus profondément, il l’incitait à se tenir éloigné d’un danger que la jeune femme aurait été bien en peine de définir.
Gawyn sonda le regard de Min comme s’il avait au moins en partie capté la dualité de sa dernière phrase.
— Oui, tu dois être très prudent.
— J’essaierai… J’essaierai…
Le jeune prince sourit. Un instant, Min cru retrouver le garçon insouciant de naguère. Mais on voyait bien qu’il se forçait.
— Bien, je devrais filer, maintenant, si je veux rester à la hauteur de Galad. Ce matin, j’ai gagné deux joutes sur cinq contre Hammar, mais mon cher demi-frère, la dernière fois qu’il a daigné s’entraîner, l’a emporté trois fois sur cinq.