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Comme s’il voyait Min pour la première fois – ou plutôt, comme s’il la reconnaissait – Gawyn eut un sourire parfaitement sincère.

— Tu devrais porter plus souvent des robes… Celle-là te va à merveille. Bien, n’oublie pas que je serai dans la cour d’exercice jusqu’à la tombée de la nuit.

Tandis qu’elle regardait le jeune homme s’éloigner avec dans la démarche quelque chose de la grâce mortelle d’un Champion, Min s’avisa qu’elle ajustait sa robe sur ses hanches. Agacée, elle cessa aussitôt.

Que la Lumière brûle tous les hommes !

Sahra soupira comme si elle avait retenu son souffle pendant toute la conversation des deux jeunes gens.

— Il est charmant, n’est-ce pas ? Moins que le seigneur Galad, cela dit… Et vous le connaissez si bien ?

Une question qui n’en était pas vraiment une…

Min soupira aussi, mais d’irritation. Dès qu’elle en aurait l’occasion, Sahra allait tout raconter à ses amies. Un fils de reine était un sujet fascinant, surtout lorsqu’il était joli garçon et avait l’allure d’un héros de légende. Si on ajoutait une mystérieuse visiteuse, l’histoire avait de quoi stimuler l’imagination d’une bande de novices. Eh bien, tant mieux ou tant pis, car il n’y avait plus rien à faire. De toute façon, ça ne pouvait plus être bien dangereux…

— La Chaire d’Amyrlin doit s’impatienter, dit soudain Min.

Sahra revint à la réalité et ne put s’empêcher de pousser un petit cri. Prenant Min par la manche, elle ouvrit un des battants de la double porte et avança, tirant avec elle la visiteuse.

Une fois dans l’antichambre, elle se fendit d’une révérence, puis débita son petit discours :

— Leane Sedai, je l’ai conduite jusqu’ici… C’est dame Elmindreda… La Chaire d’Amyrlin veut vraiment la voir ?

Grande, la peau cuivrée, la Gardienne des Chroniques arborait une étole étroite de couleur bleue, afin de bien signifier son Ajah d’origine. Les mains sur les hanches, elle attendit que la novice en ait terminé, puis la congédia d’un geste distrait.

— Tu en as mis du temps, mon enfant… Retourne à tes corvées, et plus vite que ça !

Sahra fit une ultime révérence et s’éclipsa sans demander son reste.

Min garda la tête baissée et ne rabattit pas la capuche de sa cape. Se trahir devant une novice n’avait pas été très malin, mais au moins, Sahra ne connaissait pas son véritable nom. Leane, en revanche, en savait plus long sur elle que n’importe qui d’autre dans la tour, à part la Chaire d’Amyrlin. Au point où en était Min, être reconnue ne changerait plus rien, mais elle entendait respecter à la lettre les instructions de Moiraine tant qu’elle ne serait pas seule avec la Chaire d’Amyrlin.

Mais cette fois, sa tactique échoua. Leane fit deux pas en avant, rabattit la capuche de Min et grogna comme si on venait de lui flanquer un coup de coude dans le ventre.

Min redressa le menton et soutint le regard de la Gardienne – exactement comme si elle n’avait pas essayé de l’abuser. Sur le visage de Leane encadré de cheveux bruns un peu plus longs que ceux de Min s’afficha un mélange de surprise et de franche indignation.

— Elmindreda, c’est ça ? (Comme toujours, Leane entra sans fioritures dans le vif du sujet.) Dans cette robe, ce nom te va plutôt bien, alors que dans tes frusques habituelles…

— Leane Sedai, c’est Min, tout simplement… S’il vous plaît !

Le ton amusé de la Gardienne faillit avoir raison de l’équanimité de la jeune « visiteuse ». Si sa mère avait cru bon de l’affubler du nom d’une héroïne de légende, pourquoi avait-elle choisi une femme qui passait le plus clair de son temps à soupirer après les hommes ? Lesquels s’échinaient par ailleurs à composer des chansons au sujet de ses yeux ou de son sourire…

— Comme tu voudras, Min… Je ne vais pas te demander où tu étais, ni pourquoi tu es revenue vêtue d’une robe avec l’intention de poser une question à la Chaire d’Amyrlin. Enfin, pour le moment, en tout cas…

À l’évidence, l’interrogatoire viendrait plus tard, et Leane entendait obtenir des réponses.

— Je suppose que notre mère sait qui est Elmindreda ? J’aurais dû deviner qu’il y avait quelque chose quand elle a dit qu’elle voulait te voir sur-le-champ et en privé. La Lumière seule sait ce qu’elle manigance avec toi ! (Leane se tut, le front plissé d’inquiétude.) Que se passe-t-il, mon enfant ? Tu es malade ?

Min tenta de cacher son trouble. Pendant un instant, la Gardienne des Chroniques avait paru la regarder à travers un masque transparent – un masque qui avait l’apparence de son visage, mais qui hurlait de terreur.

— Non, non, je vais très bien… Leane Sedai, puis-je y aller, maintenant ?

La Gardienne dévisagea un long moment la jeune femme, puis elle désigna du menton la porte du bureau.

— File, et plus vite que ça !

Min obéit à une vitesse qui aurait satisfait le plus exigeant des tyrans domestiques.

Au fil des siècles, le bureau de la Chaire d’Amyrlin avait abrité une longue série de femmes remarquables et très puissantes. Les souvenirs de leur grandeur étaient présents partout. Par exemple la cheminée en marbre jaune du Kandor, pour le moment éteinte. Ou encore les lambris en bois rare – une essence aux étranges rayures et dure comme le fer, même si on était parvenu à y sculpter des bêtes de légende et des oiseaux au fantastique plumage. Un bon millénaire plus tôt, on avait rapporté ces panneaux de terres mystérieuses situées au-delà du terrible désert des Aiels. La cheminée, elle, était au minimum deux fois plus ancienne…

La pierre rouge du sol venait des montagnes de la Brume et l’encadrement des fenêtres qui donnaient sur le balcon – de somptueuses arches, en réalité – était composé de pierres brillantes comme des perles volées dans les ruines d’une ville qui aurait sombré dans la mer des Tempêtes durant la Dislocation du Monde. De l’avis général, le bureau était le seul endroit où on pouvait en voir.

La Chaire d’Amyrlin en exercice, Siuan Sanche, était la fille d’un pêcheur de Tear. Du coup, elle avait choisi un mobilier très simple mais de bonne facture. Assise dans un fauteuil solide et très ordinaire, elle attendait derrière une grande table qui aurait très bien convenu à la salle commune d’une ferme. Le seul autre siège, tout aussi banal, était d’habitude rangé dans un coin. Là, il était disposé face à celui de Siuan, un petit tapis de Tear marron et jaune empêchant que ses pieds rayent la pierre rouge.

Une demi-douzaine de livres ouverts reposaient sur des lutrins à différents endroits de la pièce. Le mobilier se limitait à ces quelques éléments, et, en guise de décoration, un petit tableau pendait au-dessus de la cheminée. Il représentait des bateaux de pêche en plein travail au milieu des roseaux des Doigts du Dragon – les frères jumeaux de l’embarcation du père de Siuan, à n’en pas douter.

Au premier coup d’œil, et malgré ses traits réguliers et lisses d’Aes Sedai, Siuan Sanche semblait aussi simple et aussi modeste que son mobilier. De constitution solide, jolie plutôt que belle, elle ne s’autorisait qu’une fantaisie vestimentaire : la large étole de sa charge, rayée aux couleurs des sept Ajah, afin de n’en favoriser ni n’en défavoriser aucun.

Comme pour toutes les Aes Sedai, lui donner un âge était impossible. Ses cheveux noirs ne grisonnaient pas sur les tempes, militant pour une relative jeunesse. Mais la gravité de ses yeux bleus, combinée à la ligne angulaire de sa mâchoire, en disait long sur la détermination qui animait la plus jeune Aes Sedai à avoir jamais occupé le poste suprême. Depuis un peu plus de dix ans, les souverains et les puissants de ce monde accouraient dès que Siuan les convoquait – pas un mince exploit, lorsqu’on savait à quel point ils détestaient la Tour Blanche et redoutaient les Aes Sedai.