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Alors que la Chaire d’Amyrlin se levait, commençant à contourner la table, Min posa son ballot et esquissa une révérence d’une lamentable maladresse. Pour ne rien arranger, elle marmonna entre ses dents, agacée de se ridiculiser ainsi.

Bien entendu, elle n’aurait pas osé se montrer irrespectueuse. Face à une femme comme Siuan Sanche, une telle idée n’aurait pas traversé l’esprit d’une personne sensée. Mais avec une robe, s’incliner à la manière d’un homme aurait été disgracieux, et en matière de révérence féminine, Min se montrait d’une ignorance crasse.

À demi agenouillée, le bas de sa robe déployé en éventail, elle s’immobilisa comme un crapaud sur le point de bondir. Devant elle, Siuan Sanche en aurait remontré à bien des reines en matière d’altière posture.

Un instant, Min la vit étendue sur le sol, nue comme un ver. À part ce détail, il y avait une autre bizarrerie dans cette vision. Hélas, elle se dissipa avant que Min ait pu mettre le doigt sur ce qui clochait.

Une des images les plus impressionnantes qu’elle eût jamais vues, et elle était incapable de lui donner un sens…

— Encore tes visions ? demanda la Chaire d’Amyrlin. Sais-tu que ton don pourrait m’être très utile ? Pour être honnête, il m’aurait été très précieux durant les longs mois où tu étais absente. Mais oublions ça. Inutile de pleurer sur les bateaux échoués… La Roue tisse comme elle l’entend, c’est bien connu… (Elle eut un sourire pincé.) Mais si tu recommences, je te ferai écorcher vive et on me confectionnera des gants avec ta peau. Allons, relève-toi, mon enfant ! Leane m’accable de courbettes, figure-toi ! En un mois, j’en ai vu assez pour écœurer une femme normale pendant un an. Je n’ai plus de temps à perdre avec ces enfantillages. Dis-moi, que viens-tu de voir ?

Min se releva lentement. Être de nouveau avec une personne informée de ses « talents », même s’il s’agissait de la Chaire d’Amyrlin, avait quelque chose de réconfortant. À Siuan, elle n’avait rien à cacher au sujet de ses visions.

— Mère, tu ne portais pas de vêtements, et… J’ignore ce que ça veut dire.

— Probablement que je vais prendre un amant, ricana Siuan. Mais je n’ai pas de temps pour ça non plus… Quand on est en train d’écoper pour éviter un naufrage, pas question de faire de l’œil à l’équipage !

— Je ne sais pas trop…, murmura Min.

Un amant ? Non, ce n’était pas ce genre de nudité, si elle osait dire…

— Désolée, mais je n’ai aucune idée de ce que ça signifie… Mère, depuis que je suis dans la tour, j’ai sans arrêt des visions. Quelque chose de terrible se prépare…

Min commença par les trois Aes Sedai, dans le hall d’entrée. Puis elle décrivit tout le reste, et ajouta ses interprétations, quand elle en avait. En revanche, elle ne répéta pas les propos de Gawyn. Si elle le faisait à sa place, à quoi bon lui conseiller de ne pas énerver la Chaire d’Amyrlin ?

À part ça, elle raconta tout, sa voix tremblant lorsqu’elle évoquait des images particulièrement atroces.

Siuan resta de marbre tout au long de ce rapport détaillé.

— Ainsi, dit-elle quand Min en eut terminé, tu as parlé au jeune Gawyn ? Je crois pouvoir le convaincre de ne pas se répandre à ton sujet… Quant à Sahra… Un petit séjour dans une ferme ne lui ferait pas de mal, qu’en penses-tu ? Si elle joue de la binette dans un jardin potager, elle n’aura pas l’occasion de cancaner.

— Je ne comprends pas…, souffla Min. Sur quoi Gawyn pourrait-il se répandre ? Je ne lui ai rien dit… Et Sahra… Mère, je n’ai peut-être pas été assez claire. Des Aes Sedai et des Champions vont mourir. Cela implique une bataille. Et sauf si tu prévois d’envoyer je ne sais où des sœurs, des Champions et des domestiques – j’en ai vu parmi les victimes – cette bataille aura lieu ici. À Tar Valon !

— C’est ce que tu as vu ? Une bataille ? S’agit-il d’une vision ou d’une déduction logique ?

— Qu’est-ce qui peut expliquer un massacre ? Quatre Aes Sedai sont condamnées à mort. Je n’ai vu que neuf sœurs depuis mon retour, et cinq vont mourir ! Et les Champions… Quelle autre cause est possible, à part une bataille ?

— Une légion de causes, mon enfant, mais je préfère ne pas y penser… Quand ? Min, combien de temps avant que cet événement se produise ?

— Je ne sais pas… Tout arrivera en l’espace d’un jour, peut-être deux… Mais ça peut être demain, dans un an ou dans dix.

— Espérons qu’il nous reste une décennie. Si c’est pour demain, je ne pourrai pas faire grand-chose.

Min eut une moue désabusée. À part Siuan Sanche, deux autres Aes Sedai étaient informées de son « don ». Moiraine Damodred et Verin Mathwin avaient toutes deux tenté d’étudier son étrange aptitude. Elles n’étaient arrivées à rien, sauf à établir que ça n’avait aucun lien avec le Pouvoir de l’Unique. Peut-être pour cette raison, Verin était restée sceptique. Moiraine, en revanche, acceptait l’idée que les visions, quand Min parvenait à les interpréter, se réalisaient toujours selon ses prévisions.

— Et si c’étaient les Capes Blanches, mère ? Il y en avait partout à Alindaer quand j’ai traversé le pont.

En réalité, Min ne pensait pas une seconde que les Fils de la Lumière puissent avoir un lien avec ce qui se préparait. Mais dire à voix haute ce qu’elle soupçonnait lui glaçait par avance les sangs. Et ce n’étaient que des soupçons, pas un augure…

— Non, pas les Fils, fit Siuan en secouant la tête. Ils n’hésiteraient pas à attaquer la tour, s’ils le pouvaient, mais Eamon Valda ne passerait pas à l’action sans un ordre du seigneur général. Pour se décider, Pedron Niall devrait penser que nous sommes affaiblies d’une manière ou d’une autre. Cet homme connaît trop bien notre force pour se faire des illusions. Depuis mille ans, il en va ainsi avec les Fils de la Lumière. Des brochets cachés dans les roseaux qui attendent de voir du sang d’Aes Sedai rougir l’eau. Mais nous ne leur avons pas fait ce plaisir, et ils pourront attendre encore longtemps, si j’ai mon mot à dire…

— Certes, mais si Valda prenait une initiative…

— Min, il a à peine cinq cents hommes à proximité de Tar Valon. Il y a un mois ou deux, il a envoyé les autres semer le trouble ailleurs dans le monde. Les Murs Scintillants ont contenu les Aiels et les armées d’Artur Aile-de-Faucon. Valda n’entrera pas à Tar Valon, sauf si la ville s’écroule déjà de l’intérieur. Mais tu essaies de me convaincre que les problèmes viendront des Capes Blanches. Pourquoi ?

Une question coupante comme une lame.

— Parce que je veux m’en convaincre aussi…, souffla Min.

Juste avant de prononcer à voix haute les paroles qui la terrorisaient.

— Le collier d’argent que j’ai vu autour du cou d’une Aes Sedai… Mère, il m’a rappelé ceux que les Seanchaniens utilisent pour contrôler les femmes capables de canaliser le Pouvoir.

— Des ignominies…, fit Siuan avec une grimace. Par bonheur, les gens ne croient pas le quart des horreurs qu’on raconte sur les Seanchaniens – qui ne font pas des coupables plus crédibles que les Capes Blanches. S’ils débarquent de nouveau, où que ce soit, j’en serai avertie en quelques jours par pigeon voyageur. Tar Valon est très loin de la mer, mon enfant. Si le danger vient de là, j’aurai tout le temps de me préparer. Non, je crois que tes visions n’ont rien à voir avec les Seanchaniens… L’Ajah Noir, voilà l’ennemi ! Même parmi nous, peu de gens savent qu’il existe. Et si ça devenait de notoriété publique, je préfère ne pas songer aux conséquences. Mais c’est bien la pire menace qui pèse sur la Tour Blanche.

Min s’avisa qu’elle serrait le devant de sa robe si fort qu’elle en avait mal aux mains. Depuis toujours, la Tour Blanche niait l’existence d’un Ajah secret entièrement dévoué au Ténébreux. Pour énerver une Aes Sedai, il suffisait de mentionner l’existence de cette abomination. Du coup, entendre la Chaire d’Amyrlin en parler si directement était terrifiant.