Siuan continua pourtant comme si elle n’avait rien dit d’extraordinaire :
— Mais tu n’as pas fait tout ce chemin simplement pour me parler de tes visions. Quelles nouvelles de Moiraine ? Entre dans le vif du sujet, parce que je sais déjà que le chaos règne entre l’Arad Doman et le Tarabon.
« Chaos » était un euphémisme, à la vérité. Les partisans du Dragon se battaient contre ses détracteurs et les deux pays, sans cesser de se disputer la domination de la plaine d’Almoth, étaient en proie à la guerre civile. Mais pour la Chaire d’Amyrlin, ce drame semblait presque anecdotique.
— En revanche, je n’ai rien entendu sur Rand al’Thor depuis des mois. Et il est au centre de tout. Où est-il ? Que lui a donc fait faire Moiraine ? Assieds-toi, mon enfant, je t’en prie.
Siuan désigna le siège en face du sien.
Min approcha sur des jambes flageolantes et se laissa tomber dans le fauteuil.
L’Ajah Noir ! Par la Lumière ! l’Ajah Noir !
Les Aes Sedai étaient censées combattre pour la Lumière. Même si Min ne leur faisait pas vraiment confiance, elle avait toujours eu la certitude que les sœurs étaient les ennemies irréductibles des Ténèbres. Mais ce n’était plus vrai…
— Il est en chemin pour Tear, mère.
— Tear ? Donc, c’est Callandor ! Moiraine veut qu’il s’empare de l’épée conservée dans la Pierre de Tear. Bon sang ! je pendrai cette femme au soleil pour la faire sécher ! Elle regrettera de ne plus être une novice, tu peux me croire ! Rand ne peut pas être déjà prêt pour ça !
— Ce n’est pas… (Min s’éclaircit la voix.) Moiraine n’y est pour rien. Rand est parti une nuit, sans prévenir personne. Les autres ont suivi sa piste, et Moiraine m’a chargée de venir te prévenir. Pour ce que j’en sais, ils sont peut-être déjà tous à Tear. Et Rand peut s’être emparé de Callandor…
— Que la Lumière le brûle ! Il peut surtout être mort, cet imbécile ! Je donnerais cher pour n’avoir jamais entendu un mot des prophéties du Dragon. Et pour qu’il n’en entende plus jamais un autre.
— Je ne comprends pas… Il doit accomplir les prophéties, non ?
La Chaire d’Amyrlin s’appuya à la table, l’air accablée.
— Pour ça, il faudrait d’abord qu’elles soient compréhensibles ! Ce ne sont pas les prédictions qui font de Rand le Dragon Réincarné. Pour l’être, il lui suffit d’accepter sa véritable identité. Et s’il est parti en quête de Callandor, c’est qu’il a fait ce pas essentiel. Les prophéties ont pour mission de le préparer à ce qui va arriver. Elles doivent aussi annoncer au monde qui il est. Si Moiraine parvient à garder un certain contrôle sur Rand, elle l’orientera vers les prophéties que nous comprenons – lorsqu’il sera prêt à les affronter. Pour le reste, nous pensons que le garçon fait ce qu’il faut. En tout cas, nous l’espérons. Je ne serais pas surprise qu’il ait déjà réalisé des prophéties qu’aucune d’entre nous ne sait déchiffrer. Espérons que ce soit pour le bien de notre cause.
— Ainsi, tu as l’intention de le manipuler, mère ? Il affirme que tu veux l’utiliser, mais c’est la première fois que je te l’entends dire.
Déçue et furieuse, Min conclut par une pique :
— Jusque-là, Moiraine et toi n’avez pas fait un très bon travail !
L’accablement glissant soudain de ses épaules comme un châle, Siuan se redressa et toisa froidement son interlocutrice.
— Tu devrais prier pour que nous réussissions mieux ! Tu crois qu’il faudrait lui laisser la bride sur le cou ? Un garçon têtu, sans expérience, mal préparé et peut-être déjà en train de devenir fou ? Faudrait-il se fier à la Trame, en d’autres termes à son destin, pour le garder en vie ? Un peu comme dans les légendes ? Mais nous ne sommes pas dans les récits d’un trouvère, petite ! Rand n’est pas un héros invincible. Si ce fil particulier est arraché à la Trame, la Roue du Temps ne s’en apercevra pas et le Créateur ne daignera pas faire un miracle pour nous sauver.
» Si Moiraine ne réduit pas les voiles de ce jeune fou, il risque de se fracasser sur les récifs avant longtemps, et qu’adviendra-t-il de nous ? Qu’adviendra-t-il du monde ? La prison du Ténébreux ne résistera plus longtemps. Bientôt, il aura de nouveau une influence sur le monde. Si Rand al’Thor n’est pas là pour l’affronter lors de l’Ultime Bataille – parce que cet idiot se sera fait tuer avant – le monde n’aura pas une chance. La Guerre du Pouvoir recommencera, sans Lews Therin ni ses Cent Compagnons pour nous aider. Les Ténèbres et les flammes régneront alors à jamais.
Siuan se tut soudain et dévisagea Min.
— Ainsi, les vents vous poussent l’un vers l’autre ? Rand et toi ? Je ne me serais pas attendue à ça.
Min secoua frénétiquement la tête, mais elle sentit qu’elle s’empourprait.
— Que vas-tu imaginer là, mère ? L’Ultime Bataille… Le Ténébreux… Penser à lui suffirait à glacer les sangs d’un Champion. Sans parler de l’Ajah Noir… C’est tout ça qui me trouble.
— N’essaie pas de me la faire ! Tu crois que je n’ai jamais vu une femme trembler pour la vie de son homme ? Tu ferais mieux de me raconter tout, mon enfant.
Sous le regard de Siuan, Min se tortilla comme un ver dans son fauteuil.
— Très bien, je vais tout dire, pour tout le bien que ça peut nous faire… La première fois que j’ai vu Rand, trois visages de femme l’entouraient. Le mien était du lot. Je n’avais jamais vu d’images me concernant, et ça ne s’est jamais reproduit. J’ai tout de suite compris ce que ça voulait dire : j’allais tomber amoureuse de lui. Et les deux autres filles aussi.
— De qui s’agit-il ?
Min eut un sourire amer.
— Leurs traits étaient brouillés. J’ignore qui elles sont.
— Aucun indice qu’il t’aimera en retour ?
— Pas le moindre ! Son regard me traverse comme si j’étais transparente. Au mieux, il me voit comme une sœur. Donc, inutile de songer à m’utiliser pour le contrôler. Désolée, mais ça ne fonctionnerait pas.
— Et pourtant, tu l’aimes…
— Je n’ai pas le choix… (Min tenta de parler d’un ton moins acide.) J’ai essayé d’en rire, mais je n’y arrive pas. Tu n’es pas obligée de me croire, mère, mais quand j’interprète une vision, elle se réalise.
Siuan se tapota les lèvres et étudia un moment sa visiteuse.
Cet examen embarrassa Min. Elle n’avait jamais eu l’intention de s’exposer ainsi, ni d’en dire si long. Et même si elle n’avait pas tout dit, elle aurait dû savoir qu’il ne fallait jamais donner une prise sur soi à une Aes Sedai – y compris quand elle n’avait pas encore idée du meilleur moyen d’en tirer parti. Parce qu’elle finissait toujours par trouver…
— Mère, je t’ai fait part du message de Moiraine, et je t’ai révélé tout ce que je sais sur mes visions. Ne puis-je pas remettre mes bons vieux vêtements et m’en aller ?
— T’en aller où ?
— À Tear.
Après une petite conversation avec Gawyn, histoire qu’il ne fasse pas de bêtises… Avant de partir, elle aurait aimé avoir le courage de demander où étaient Egwene et les deux autres jeunes femmes, mais si elle refusait de dire à Gawyn où était Elayne, Siuan ne consentirait sûrement pas à le lui dire.
— À Tear… ou ailleurs, pourvu que Rand y soit. Je ne suis pas la première femme qui perd la tête pour un homme, après tout…
— Certes, mais tu es la première qui perd la tête pour le Dragon Réincarné. Quand le monde saura qui il est – et ce qu’il est – rester à ses côtés deviendra dangereux. Et s’il brandit déjà Callandor, le monde ne tardera plus beaucoup à tout savoir. La moitié des gens voudront le tuer, comme si ça pouvait empêcher l’Ultime Bataille et garder le Ténébreux dans sa prison. Autour de Rand, beaucoup de gens périront. Il vaudrait peut-être mieux que tu restes ici.