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— Allez-y, cherchez.

La plupart soufflent, geignent, se découragent, abandonnent après une ou deux heures. Je les fous dehors sans autre forme de procès.

Si le postulant est encore occupé en fin d’après-midi, je l’informe qu’il y a une permanence de nuit, qu’il peut s’en aller s’il en a marre de chercher. Il a le droit de se servir un café, de prendre un verre d’eau ou de s’acheter une friandise à la machine. Il n’y a rien d’autre à bouffer, sauf si l’un des employés de garde accepte de partager son casse-croûte.

Le lendemain matin, s’il ne s’est pas barré, il a l’air déconfit.

— Je n’ai pas trouvé, je suis navré.

— Je ne t’ai pas demandé de trouver, je t’ai demandé de chercher.

Je lui annonce alors que la bécane est saine et qu’il est engagé. Le type n’en croit pas ses oreilles. Certains se mettent à chialer. Une salve d’applaudissements salue leur sortie du bureau.

Jean-Charles pousse la porte.

— Bonjour, Stan, tu voulais me voir ?

— Entre.

Il reste debout, la tête penchée sur le côté, le teint cireux. Il a l’air d’un vieux mormon, avec ses cheveux en brosse et son costume bleu marine.

Je continue à consulter mon écran sans daigner lui jeter un coup d’œil.

— Qu’est-ce que je raconte sur Facebook depuis trois ans ?

— Que les applications regorgent de virus en tout genre.

— D’où est venue l’attaque de cette nuit ?

— D’une application de jeu sur Facebook.

— Pourquoi je paie quelqu’un comme toi ?

— Pour éviter que ça n’arrive.

— Bien. Tu peux sortir.

Je n’ai pas besoin d’en dire plus, je sais qu’il procédera aux mises au point nécessaires.

Dès qu’il referme la porte, j’ouvre mon armoire et me mets à la recherche du dossier qui m’intéresse.

Le Caire K-L.

Mon armoire en contient une vingtaine.

Une vingtaine de classeurs bourrés de papiers, de photos, de documents, de fichiers, de photocopies et de coupures de presse relatant les faits ou évoquant les personnes liées de près ou de loin à l’affaire.

J’ai toujours refusé de les conserver chez moi. Au plus fort de la tempête, j’aurais été capable de passer une semaine à les éplucher, sans boire, sans manger, sans dormir.

J’ouvre le classeur et en extrais les papiers qui se rapportent à mon père.

Je déploie les éléments sur la table.

Sur l’une des photos, il semble me fixer droit dans les yeux.

Je lui rends son regard.

— À nous deux.

10

J’ai baisé pour la première fois

Mon père aurait fêté ses cent ans au printemps de l’année dernière. Il est né le 5 avril 1911. Il n’avait que quarante-trois ans quand il a été tué.

Fils unique, il a été élevé par sa mère, une femme sèche et autoritaire que je n’ai pas connue. Il ne voyait son père que de temps à autre, ce dernier s’était barré avec une femme plus jeune et plus malléable quand il avait cinq ou six ans. Lui aussi est mort avant ma naissance.

Ma grand-mère était propriétaire d’une maison de haute couture, quelque part au centre de Bruxelles, du côté de la place Flagey.

Pendant la guerre, mon père faisait partie de la Résistance. Leurs réunions se déroulaient dans le sous-sol de la maison de couture. Le choix de l’endroit n’était pas anodin, les femmes des schleus étaient les meilleures clientes de ma grand-mère.

À la fin de la guerre, les clientes sont retournées chez elles et la maison de couture a fait faillite. Ma grand-mère a sombré dans l’alcool et mon père, qui l’assistait dans la gestion, s’est retrouvé sans emploi.

Il avait fait des études d’ingénieur électromécanicien, ce qui lui a permis de trouver du boulot dans une entreprise wallonne qui fabriquait des fours industriels. Leurs principaux clients étaient des tréfileries situées en Europe de l’Ouest, en Afrique et dans certains pays du Moyen-Orient.

Son travail consistait à aller sur place pour faire une analyse des besoins et dresser le cahier des charges. Il retournait chez le client lors de l’installation de l’équipement ou quand un problème important survenait, ce qui le contraignait à faire de fréquents déplacements.

C’est à peu de choses près les seuls éléments qui m’ont été communiqués, au compte-gouttes, durant les premières années de ma vie.

Hormis ces quelques bribes de vie, le sujet était tabou. Ma mère ne parlait jamais de son passé ni de celui de mon père et il ne me serait pas venu à l’esprit de poser des questions ou de contester l’authenticité de la version qui nous avait été donnée.

Dans le même ordre d’idées, il nous était défendu, à mon frère et moi, de feuilleter les albums photos dans lesquels il apparaissait.

Certains soirs, je surprenais ma mère, assise dans le large fauteuil près du lampadaire, un album ouvert sur les genoux, un mouchoir à la main, en pleine séquence nostalgie. Quand elle remarquait ma présence, elle refermait l’album et se levait avec précipitation, comme si je l’avais prise en flagrant délit.

Petit à petit, j’ai eu le sentiment qu’il manquait des pièces dans le puzzle. J’avais l’impression de n’avoir reçu que les chapitres approuvés d’une biographie censurée.

Quand j’ai eu une dizaine d’années, j’ai eu l’insolence de poser certaines questions. Je le faisais quand nous étions à table, en prenant des chemins de traverse. Avant que ma mère ne me réponde, mon frangin intervenait en campant le rôle du frère-aîné-qui-sait-tout.

— Arrête d’ennuyer maman avec ça.

Il se penchait ensuite vers moi et me réprimandait à voix basse.

— Tu vois bien que ça la fait souffrir.

Il s’intéressait plus aux maths et à la course aux bonnes notes qu’aux cadavres qui pourrissaient dans le placard. Je ne l’ai plus associé à ma méditation. J’ai attendu mon heure.

Un mercredi après-midi, alors que ma mère faisait des courses et que mon frère était au cinéma avec sa bande de fayots, je me suis mis à la recherche de la clé du buffet rococo dans lequel se trouvait l’objet de ma convoitise : l’album photos.

J’ai commencé par passer au peigne fin la chambre de ma mère. J’ouvrais chaque tiroir, photographiais l’emplacement des objets avant de les soulever, de les inspecter et de les remettre en place.

Ensuite, je me suis attaqué aux armoires. Debout sur une chaise, j’ai exploré les étagères, glissé une main entre chaque vêtement, fouillé les poches des manteaux, sans succès. Je suis retourné dans le salon, piqué au vif par l’échec.

Je me suis arrêté à l’entrée et j’ai raisonné. Ma mère ne sortait pas de la pièce lorsqu’elle regardait l’album, ni avant ni après. J’en ai déduit que la clé devait se trouver à portée de main. J’ai négligé le vaisselier, mon frère et moi étions chargés de mettre la table à tour de rôle.

Deux infâmes pots en faïence chargés de graffitis chinois se trouvaient à l’extrémité de la cheminée. Ils faisaient partie des quelques objets de valeur hérités de ma grand-mère paternelle, avec un masque d’Ensor qui trônait sur le mur du fond, au-dessus du canapé.

La clé se trouvait dans celui de droite.

Je tremblais. J’étais trempé de la tête aux pieds, en pleine crise de conscience. Je me suis rué sur le buffet, me suis emparé du premier album qui me tombait sous la main.