À midi, Clémence est venue me livrer le nouveau portable.
— Voilà, Stanislas, tout est en ordre. Je vous commande un sandwich ?
— Je n’ai pas faim. J’ai changé d’avis. Demandez à Régis de me configurer un MacBook avec écran Retina.
Ce n’était pas un caprice de patron mégalo. Je possède sur mon disque dur un tas de photos que j’ai scannées, d’autres qui ont été prises durant mes investigations pour préparer le livre. Avec la résolution du Mac, certains détails pourraient faire surface spontanément.
Deux heures plus tard, Clémence m’a apporté le Mac. Avant de sortir du bureau, elle a déposé une canette de Perrier et un sandwich jambon cru céleri sur la table.
Au total, j’ai passé huit heures à parcourir des dizaines de papiers que je connaissais par cœur.
J’en suis arrivé à la conclusion que le cancéreux m’a menti. Malgré les lacunes de mon enquête, rien ne laisse supposer que mon père était la cible des tueurs et qu’il méritait d’être abattu. Pour m’en assurer, il faut que je parle à Jeanne Dewitte.
Jeanne est l’une des rares femmes encore en vie à avoir côtoyé mon père. Elle travaillait au service du personnel de la société qui l’employait, entre 1952 et 1957. Elle l’appréciait. Elle a pris l’initiative de venir à ses funérailles.
J’ai eu l’occasion de la rencontrer dans les années 2000. Je lui ai parlé pour la dernière fois quand je préparais le bouquin, c’était il y a deux ans. Elle terminait gentiment sa vie dans une maison de repos à Etterbeek. Elle doit avoir plus de quatre-vingts ans aujourd’hui, si elle n’est pas morte entre-temps.
Clémence frappe à la porte, l’ouvre dans la foulée.
— Elle est encore là-bas. Vous voulez que je vous donne les heures de visite ?
— Qu’est-ce que j’en ferais ?
Elle referme la porte.
Je sors du parking peu avant vingt heures et prends la direction d’Etterbeek. Le centre est désert, la circulation est fluide, les tunnels sont dégagés.
Les Bruxellois sont affalés devant l’Euro, une bière à portée de main. Je tiens dans mon carnet d’adresses les coordonnées de quelques femmes de footeux qui organisent de prétendus dîners entre copines, les soirs de grand match.
Vingt minutes plus tard, je me gare devant la maison de repos, chaussée de Wavre, dans le quartier de la Chasse. La façade jaune sale est encore plus sinistre que celle de l’hôpital lyonnais. Au train où vont les choses, je vais m’offrir la tournée des mouroirs les plus glauques d’Europe. Je garde un mauvais souvenir de celui-ci. Le home accueille ce qu’ils appellent les moins valides. Dans les faits, ce sont des morts-vivants qui errent dans les couloirs, l’œil torve, la bouche ouverte, en balbutiant des phrases inintelligibles.
La porte d’entrée est verrouillée. Une caméra me guette. Les déments essaient sans cesse de s’évader.
Je sonne.
Une minute s’écoule avant que l’interphone ne grésille.
— Oui ?
— Je viens voir Jeanne Dewitte.
Une pause.
— Qui êtes-vous ?
— Stanislas Kervyn.
— Vous êtes médecin ?
— Non.
— Je ne comprends pas. Les visites aux résidents ont lieu de quinze heures à dix-sept heures. Il faut venir pendant ces heures-là. Il n’est pas possible de voir madame Dewitte maintenant.
— Si, vous allez voir, c’est possible.
Dix minutes plus tard, j’entre dans la chambre de Jeanne, accompagné du médecin de garde avec lequel j’ai négocié ; un gamin boutonneux à qui j’ai fait remarquer qu’il avait une tache de moutarde sur sa blouse.
Jeanne Dewitte est allongée sur le dos, dans la pénombre, la bouche ouverte. La télévision ronronne en sourdine. Le coup d’envoi de Portugal-Espagne vient d’être donné. Elle a perdu vingt kilos depuis ma dernière visite. Il ne lui reste que la peau sur les os. Selon le toubib, elle se porte plutôt bien.
Il s’adresse à elle.
— Madame Dewitte, quelqu’un est là pour vous. Monsieur Kervyn. Vous connaissez monsieur Kervyn ?
Elle ouvre les yeux, tourne faiblement la tête, scrute le médecin.
— Oui, je le connais.
Je m’adresse au gamin.
— Vous voyez.
Il fait une grimace.
— Allez-y, dix minutes.
Jeanne Dewitte s’inquiète.
— Stanislas, tu es là ?
Je m’avance.
— C’est moi, Jeanne. J’ai une question à vous poser.
Elle découvre ma présence.
— C’est toi, Stanislas ? Comment vas-tu ? J’ai vu à la télévision que tu as sorti ton livre. C’est fantastique.
— J’ai une question à vous poser.
— Et ton frère, comment va ton frère ?
— Il va bien. Écoutez, Jeanne, je ne peux pas rester, je reviendrai vous voir un autre jour. J’ai seulement une question à vous poser.
— Tu m’as déjà posé cent questions.
— Une seule.
— Je t’écoute.
— Pourquoi mon père allait-il au Caire ?
Elle soupire.
— Je te l’ai dit, il allait voir un client.
— Ce n’est pas vrai, Jeanne, j’ai vérifié. Il n’y avait aucune tréfilerie en Égypte en 1954.
J’aurais pu lui parler de ma visite à Lyon, mais elle se serait refermée comme une huître.
Elle me dévisage.
— Ah ?
Il y a deux ans, je ne serais pas parvenu à la déstabiliser aussi facilement.
— Que faisait-il au Caire, Jeanne ?
— Je te l’ai dit.
— Maintenant, je sais que ce n’est pas vrai.
— Qui te l’a dit ?
— Je le sais. Que faisait-il au Caire ?
Elle se met à sangloter.
— Je ne sais pas.
— Vous ne savez pas ce qu’il allait y faire, mais vous savez qu’il n’allait pas voir un client, c’est ça ?
Son visage est inondé de larmes. Le mangeur de hot-dog ne va pas tarder à se pointer.
— J’ai promis à ta mère.
Une décharge de mille volts traverse mon corps.
— Ma mère ? Vous avez promis à ma mère ? Qu’est-ce que vous avez promis à ma mère ?
— De ne jamais vous en parler. Ni à toi ni à ton frère. Elle me l’a fait jurer.
Je hache mes mots comme un abruti.
— Ma mère savait qu’il n’allait pas au Caire pour voir un client ?
— Oui, elle est venue nous trouver après sa mort. Elle nous a suppliés de ne jamais vous en parler, à toi et à ton frère. Ni à vous ni à personne.
12
Nous avons besoin de toi
L’acte de bravoure de Nathan fit rapidement le tour de la faculté. Après quelques jours, la majeure partie de la communauté avait appris que Nathan Katz avait infligé une correction à Tony Modiano, la terreur de Bensonhurst.
Hormis quelques Italiens blessés dans leur fibre patriotique par cette déroute, les étudiants se réjouissaient d’être débarrassés du voyou. Certains l’avaient vu errer dans les rues de son quartier, un pied dans le plâtre, le visage tuméfié, le nez et la mâchoire arrimés dans un appareillage complexe.
La solidarité s’était exprimée autour de Nathan. En plus de lui adresser des éloges pour son courage, les étudiants juifs l’avaient assuré de leur soutien. Ils se disaient prêts à lui prêter main-forte en cas d’expédition punitive contre lui ou sa famille. La rumeur se répandit jusqu’au corps enseignant.
Le lundi suivant, Nathan fut convoqué par la direction du Brooklyn College.
Il n’en menait pas large. Il craignait de se voir exclu. Lorsqu’il entra dans le bureau du directeur, il fit un pas en avant, se mit au garde-à-vous et baissa la tête en signe de repentir.