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Je compose le numéro de Laetitia.

Elle décroche à la deuxième sonnerie.

— Salut, Stan, ça fait un moment.

— Le boulot.

— Je t’ai vu à la télé l’autre soir. Ouah ! Je t’ai trouvé super sexy.

— Je peux être chez toi dans une demi-heure. Ça te va ou pas ?

— Une demi-heure ? Ça me va, je t’attends.

Je raccroche.

Vingt ans de recherches. Vingt ans à fouiller, à interroger, à me trimballer du nord au sud, d’est en ouest. Vingt ans pour en finir avec cette histoire et me revoilà au point de départ.

En l’espace d’une semaine, j’ai appris que mon père était la cible des tueurs, qu’il n’allait pas au Caire pour son boulot et que ma mère le savait.

Comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt ?

En 2004, cinquante ans après les faits, bon nombre de documents confidentiels ont été déclassés. Je me suis porté partie civile pour y avoir accès. J’ai parcouru des centaines de pages en me faisant aider par un traducteur.

Quand un rapport évoquait mon père, il parlait d’un ingénieur belge ou d’un homme d’affaires belge. Les raisons de sa venue au Caire n’étaient pas précisées et je ne m’en suis jamais soucié, persuadé qu’il s’agissait d’un déplacement professionnel.

Apparemment, les flics américains, égyptiens, français, hollandais et britanniques s’en fichaient aussi. Ils se préoccupaient davantage du sort de leurs ressortissants que de celui des étrangers.

Comme moi, ils ont négligé cette piste.

Mais moi, je n’avais pas d’excuses.

Pourquoi ma mère ne voulait-elle pas que ses enfants sachent ce que faisait leur père en Égypte ? Quel secret partageait-elle avec lui ?

Longtemps, son passé m’a été aussi nébuleux que celui de mon père.

Elle avait quinze ans de moins que lui. Elle est née en Pologne, en 1926. Elle a quitté son pays avec ses parents et ses deux sœurs plus âgées pendant la guerre. Ils ont fui les Russes et se sont réfugiés en Allemagne.

Pour des raisons que j’ignore, elle ne se plaisait pas en Allemagne et a décidé de poursuivre sa route vers le nord. Elle a pris le train et est arrivée en Belgique.

Ma mère était très belle. Elle a d’abord participé à quelques concours de beauté sur la Côte pour récolter un peu d’argent, elle a ensuite trouvé du travail à Bruxelles, comme mannequin dans la maison de couture de ma grand-mère. C’est là qu’elle a rencontré mon père.

J’ai vécu avec ces maigres éléments pendant quinze ans. Ce n’est qu’en 1968 que j’en ai appris un peu plus sur elle et sur son parcours avec mon père.

Je sortais de Mai, j’avais vu les pavés voler à la télévision. Les jeunes avaient osé contester l’autorité. Je me sentais solidaire, fort et conquérant.

Cet été-là, je voulais devenir un homme. Je ne pensais qu’à fourrer ma langue dans la bouche d’une fille, à lui peloter les nichons et à mettre mes doigts dans sa chatte.

Tous les étés, nous passions le mois de juillet en Allemagne, chez mes grands-parents. Ils vivaient au cœur de la Bavière, dans un petit village appelé Zusmarshausen. L’une de mes tantes était restée avec eux, l’autre s’était mariée et s’était installée dans la banlieue d’Augsbourg.

À la fin du mois de juin, nous prenions un train de nuit à la gare du Nord et traversions l’Allemagne. Je ne parvenais jamais à m’endormir, le voyage me paraissait interminable.

Nous arrivions à Augsbourg au petit matin. Ma tante venait nous chercher, nous montions tous les trois dans sa petite Daf et prenions la route de Zusmarshausen.

Ils habitaient en dehors du village, au fond d’un chemin de terre, dans une petite maison jaune entourée d’un jardin fleuri.

Mes grands-parents sont nés et ont vécu à Lwów. Ils appartenaient à l’aristocratie polonaise. Ils possédaient de vastes propriétés, des terres, des chevaux et du personnel de maison à n’en plus finir. Jusqu’en 1939, ils avaient vécu comme les gens de leur classe, dans l’opulence et l’insouciance.

Mon grand-père était pharmacien. Il s’appelait Stanislas, mais nous l’appelions Tatuschku, ce qui voulait dire petit papa ou quelque chose d’approchant. Il mesurait près de deux mètres et portait un bouc finement taillé. Il avait le regard fier et le port altier. Je l’ai toujours vu tiré à quatre épingles. Il lui arrivait de se changer plusieurs fois par jour. C’est à lui que je dois la bosse oblongue que je porte sur le nez.

Ma grand-mère, Maria, que nous appelions Matenka, passait sa vie dans la cuisine, à faire du barszcz, la soupe de betteraves traditionnelle, à laisser mijoter des plats en sauce ou à préparer des gâteaux dont l’odeur hantait la maison. C’était une femme avenante et sensible. Elle aimait nous prendre dans ses bras, nous serrer contre son opulente poitrine, nous inonder de baisers mouillés et de mots d’amour.

La sœur de ma mère s’appelait également Maria, mais nous l’appelions Marischa, ma mère l’appelait Marischinka. Elle était aussi disgracieuse que ma mère était belle. Elle travaillait comme chef de laboratoire dans la clinique du bled, la seule qui accueillait les accidentés de la route entre Ulm et Augsbourg.

Il lui arrivait de se lever en pleine nuit pour répondre au téléphone. Elle s’habillait en toute hâte et grimpait dans une ambulance qui revenait d’une scène de carnage, des restes d’êtres humains dans la cabine arrière.

Quelquefois, je lui rendais visite à la clinique. La plupart des lits étaient occupés par des mutilés, des amputés, des estropiés, des chauffards que l’on avait extirpés de la carcasse déchiquetée de leur voiture.

Je traverse le bois de la Cambre. Il est vingt-deux heures, le jour commence à décliner. Je passe le feu, m’engage dans la drève de Lorraine, enfonce l’accélérateur. Aucune voiture ne me précède. Je monte à cent cinquante dans la longue ligne droite.

Une nausée m’envahit.

Je glisse une main dans ma poche, à la recherche de la petite boîte métallique.

Mon grand-père avait arrêté de travailler. J’aimais me promener dans la forêt avec lui. J’étais fier d’être son petit-fils. Je le trouvais noble et majestueux dans sa tenue de chasse : pantalon d’équitation, bottes étincelantes, veste kaki, chapeau à plumes et fusil en bandoulière.

Parfois, quand nous rentrions de balade, nous croisions des colonnes de chars américains qui traversaient le village. Leurs chenilles laissaient de profondes marques dans le bitume. Les habitants sortaient à toute vitesse de leur maison et les saluaient en agitant leur mouchoir. Quand le convoi était hors de vue, certains brandissaient le poing ou crachaient par terre.

Mon frère passait ses journées à lire, allongé dans le jardin, sa radio portative relayant les nouvelles du Tour de France.

Pour ma part, je n’aimais ni lire ni écouter la radio. Je me suis lié d’amitié avec les fils de fermiers. Je les accompagnais dans les champs et les aidais dans leurs tâches. En fin d’après-midi, je rentrais à la maison, les chaussures crottées, les cheveux en bataille, en charriant une forte odeur de purin.

Ma mère me faisait les remontrances d’usage, mon grand-père me souriait dans son dos.

Le soir, nous prenions le repas en famille, tous les six.

Ma grand-mère sortait la vaisselle en faïence fendue de toutes parts et les couverts en argent sur lesquels étaient gravées les armoiries de la famille. C’étaient les seuls objets qu’ils avaient emportés dans leur fuite, en plus d’une imposante horloge à balancier qui sonnait tous les quarts d’heure.