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Mon dépucelage récent et la fierté que j’en retirais m’ont poussé à lui poser des questions qui me brûlaient les lèvres. J’escomptais que son état d’ébriété la prédisposerait à y répondre.

L’une d’elles m’intriguait particulièrement. Elle me paraissait délicate à poser et je ne savais quelle réaction elle risquait de produire.

J’ai pris l’air dégagé, comme s’il s’agissait d’une simple information d’intérêt général, et je lui ai demandé pour quelles raisons sa famille s’était réfugiée en Allemagne, alors que j’avais appris à mon cours d’histoire que les nazis haïssaient les Slaves ?

Dans la foulée, je voulais également savoir pourquoi ma mère n’était pas restée avec eux, dans quelles circonstances elle avait traversé l’Europe en guerre, comment elle avait fait la connaissance de mon père et pourquoi elle ne nous parlait jamais de lui.

En mon for intérieur, j’espérais apprendre à cette occasion qui était la mystérieuse Blanche Léonard et recevoir la confirmation que mon père avait une double vie.

Elle s’est arrêtée, m’a regardé de travers et s’est rattrapée à mon bras. Nous avons ensuite repris la route comme un couple d’ivrognes.

Elle ne parlait pas très bien français et son vocabulaire était limité. Par mesure de précaution, je lui ai demandé de répéter certains passages pour m’assurer d’avoir bien compris.

Dès mon retour en Belgique, je me suis rendu à la bibliothèque de mon quartier pour compléter les informations qu’elle m’avait fournies. Je les ai recoupées en parcourant plusieurs ouvrages et les ai mémorisées.

Lwów, la ville où elle est née, a connu de nombreux bouleversements.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Lwów était la capitale de la Galicie. Lors de la partition de la Pologne, en mille sept cents et des poussières, elle est devenue autrichienne et a été rebaptisée Lemberg.

En 1914, elle a été prise par les troupes russes et reprise un an plus tard par les troupes austro-allemandes.

À leur tour, les Polonais l’ont conquise en 1918. Le traité de Riga l’a reconnue terre polonaise, ce qu’elle est restée jusqu’en 1939.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, deux semaines après que les Allemands ont eu envahi la Pologne par l’ouest, l’Armée rouge est entrée par l’est et a occupé Lwów.

Deux ans plus tard, en 1941, quand la lune de miel entre Hitler et Staline avait pris fin, les Allemands en ont repris le contrôle.

De par les aléas de l’Histoire, les mères de ses parents respectifs étaient nées autrichiennes, ce qui leur a permis d’être considérés comme Volksdeutsche, un statut censé les mettre à l’abri de la disgrâce, un statut que les Allemands accordaient aux personnes qui avaient du sang allemand dans les veines, mais qui vivaient hors des frontières, tels que les Alsaciens ou autres minorités germanophones de l’ancien empire d’Autriche.

L’étude de cet épisode m’a permis de comprendre pourquoi ma mère parlait couramment allemand, alors qu’elle n’avait vécu que peu de temps en Allemagne et qu’elle ne s’y rendait qu’une fois par an.

En juillet 1944, les Russes ont lancé une nouvelle offensive et ont repris la ville. C’est à ce moment que sa famille a fui.

Un membre de leur personnel était également Volksdeutscher. Lors de l’intervention russe, il leur a donné un coup de main pour préparer leur fuite et les a aidés à s’installer en Allemagne, à Gabelbach, un hameau voisin de Zusmarshausen, où vivait sa propre famille.

Quant à ma mère, elle ne s’est pas sentie chez elle en Allemagne et ne supportait plus l’autorité parentale. Elle n’avait alors que dix-huit ans. Elle était la plus jeune des trois filles, mais elle voulait voler de ses propres ailes.

Un soir, lors du dîner, elle a annoncé qu’elle les quittait. Le lendemain, elle a pris un train pour la Hollande. Elle y a vécu quelques semaines, puis est allée en Belgique.

Après avoir participé à quelques concours de beauté, elle a trouvé du travail à Bruxelles, chez une modiste, où elle confectionnait des chapeaux. La modiste, une certaine Blanche, était mariée à mon père, mais leur couple battait de l’aile.

L’arrivée de ma mère a bouleversé mon père. Il est tombé follement amoureux d’elle. Il voulait vivre avec elle et lui faire des enfants. Il lui a fait quitter l’atelier et lui a trouvé un job dans la maison de couture de sa mère. Peu après, il a divorcé et ils se sont mariés.

Elle m’avait lâché l’information comme s’il s’agissait du bulletin météo.

J’étais ravi d’en savoir plus. En même temps, j’étais déçu. Je pensais détenir une information-clé, mais il ne s’agissait que d’un tuyau crevé, un fait anodin que l’on nous avait caché pour la seule raison qu’il n’était pas bon d’être enfant de veuve et fils de divorcé.

J’ai pensé un moment lui parler du pistolet que j’avais trouvé, mais elle m’aurait servi une explication tout aussi banale et mon rêve aurait été anéanti.

Je me suis abstenu, je ne voulais pas qu’elle tue mon héros.

À proximité de la maison, je lui ai posé une dernière question.

Pourquoi ma mère ne parlait-elle jamais de mon père ?

Elle a continué à marcher et m’a répondu sans me regarder.

— Ton père allait au Caire pour son travail. Ce qui est arrivé est très triste. Ta mère en a beaucoup souffert et en souffre encore aujourd’hui. Il ne faut pas lui reparler de cela.

Elle avait changé de ton. Ses phrases sonnaient comme un message enregistré. J’ai eu le sentiment que cette réponse était préparée de longue date, qu’elle savait qu’un jour elle viendrait et s’était programmée pour l’affronter.

Je n’ai pas insisté.

Ces phrases sont restées gravées dans ma mémoire. La première me revient aujourd’hui, avec un éclairage nouveau.

Pourquoi a-t-elle mentionné d’entrée de jeu que mon père allait au Caire pour son travail ? Pourquoi était-il nécessaire de le préciser, puisque cela tombait sous le sens ?

Savait-elle, elle aussi, ce qu’il allait y faire ?

Sur le moment, je me suis senti mal à l’aise. Je ne voulais pas qu’elle parle de notre conversation à ma mère. Il fallait surtout qu’elle oublie cette dernière question. Pour noyer le poisson, je lui en ai posé une autre avant d’entrer dans la maison, la première qui me venait à l’esprit.

Comment avait-elle réussi à décrocher cette place de chef de laboratoire alors qu’elle n’avait pas le diplôme requis ?

À ma surprise, la question a semblé la perturber davantage que la précédente. Elle a blêmi, s’est mise à bafouiller. Dans le désordre, elle m’a dit qu’elle avait dû interrompre ses études pendant la guerre, que personne ne détenait ses compétences quand elle est arrivée dans le village, qu’elle avait saisi une opportunité.

Comme elle ne trouvait pas les mots justes, elle a déclaré qu’on en reparlerait plus tard.

Elle ne m’en a reparlé que quarante ans plus tard, sur son lit de mort. La réponse tenait en une phrase énigmatique.

J’ai dû faire des choses que ma conscience réprouvait.

15

Un chien aboie dans un jardin voisin

J’ouvre les yeux.

Il est quatre heures.

Je suis trempé des pieds à la tête. Le drap me colle à la peau.

La maison est calme. Laetitia me tourne le dos. Elle dort en chien de fusil, les jambes repliées contre le ventre, la respiration paisible.