Je lui rends la pareille.
Danielle fredonnait Joe le taxi. Elle chantait faux. Ma mère me lançait des clins d’œil de connivence dans le rétroviseur. Sébastien me demandait sans cesse quand nous allions arriver.
J’écrase mon poing sur le volant.
Je déteste la nostalgie, les états d’âme et les élans de bons sentiments. Je laisse ça aux vieux, aux dépressifs et aux empathiques qui pensent changer le monde en publiant des statuts sur Facebook. Rien n’est plus hypocrite que de se donner bonne conscience en défendant des causes sur un réseau social ou en plastronnant dans un cocktail mondain, le summum de la sournoiserie étant de critiquer avec virulence ceux qui ne font rien pour ces mêmes causes.
À hauteur de Stuttgart, je suis ralenti par un accident.
Une Audi est sur le toit. La caravane qu’elle tractait est éventrée, les affaires que celle-ci contenait sont éparpillées sur plusieurs dizaines de mètres.
La famille est assise sur le talus, en rang d’oignons, le père, la mère, les deux mouflets. Ils sont blancs comme des linges et se tiennent serrés les uns contre les autres.
Pierre, mon éditeur, m’appelle alors qu’il me reste cinquante kilomètres à parcourir.
— Salut, Stan, tu vas bien ?
— Ça va.
— Aux premières nouvelles, les ventes démarrent bien.
J’ai de l’estime pour lui, je m’abstiens de lui dire que le titre est faux et le texte obsolète.
— Tant mieux.
— Tu as eu des nouvelles de la personne qui a téléphoné pendant l’émission ?
— Non, rien.
— Ne désespère pas, le livre vient de sortir.
Son optimisme me sidère.
Il est convaincu que la sortie du bouquin va amener de nouveaux indices, que des témoins vont émerger de la brume pour lever le voile sur des secrets d’État, que les flics vont rouvrir le dossier, partir en chasse, dépister les assassins et leur mobile.
Plus de deux mille bouquins ont été publiés sur l’assassinat de JFK et on ne connaît toujours pas le fin mot de l’histoire.
Je sors de l’autoroute peu avant dix-sept heures.
Un creux se forme dans mon estomac. Zusmarshausen a gagné en étendue. De nouvelles maisons ont envahi la campagne. La route a été élargie. Un centre sportif et une grande surface ont été implantés à l’entrée du village.
Peu à peu, je retrouve mes repères. Je remonte la rue principale. À gauche, le Gasthof Zum Stern et l’ancienne ferme des parents de Carl et Annette. Plus loin, la route qui part à droite, vers Ulm.
L’église est indemne. Elle se dresse en haut de la rue, avec sa tour jaune paille et son clocher à bulbe.
Au carrefour, l’hôtel Die Post.
Une photo de mes parents prise devant la façade de cet hôtel se trouve dans l’un des albums. Ils y logeaient lorsqu’ils partaient en vacances, à Ascona ou à Lugano, avant notre naissance. Ils ne voulaient pas déranger mes grands-parents. J’en ai déduit qu’ils avaient plutôt envie de baiser tout leur saoul.
Je gare ma voiture dans la cour de l’hôtel.
Je vais à la réception et lâche quelques mots d’anglais. Par chance, il leur reste une chambre. Je la prends pour une nuit, peut-être deux, ça dépend.
La réceptionniste insiste, elle aimerait savoir si c’est pour une ou deux nuits. Je lui répète que je ne sais pas, que ça dépend. Elle me contemple avec étonnement durant quelques instants avant de battre en retraite.
La chambre est immense, équipée d’un lit à baldaquin.
La salle de bains est d’époque, la tuyauterie vétuste. Je n’ai emporté que quelques vêtements de rechange et mes affaires de toilette.
Que suis-je venu chercher dans ce trou ?
Je n’y connais plus personne. Tout le monde est mort.
Je ressors de l’hôtel et marche en direction du cimetière. Il se trouve en bas de la route qui part vers Augsbourg, à la sortie du village.
La grille est ouverte. Je parcours les allées. J’erre de gauche à droite avant de trouver le caveau de famille.
Je m’arrête devant la tombe.
Leurs noms sont alignés les uns en dessous des autres, par ordre de disparition.
Barbara, la deuxième sœur de ma mère, celle qui était mariée et habitait dans la banlieue d’Augsbourg l’a inaugurée en août 1968. Elle est morte alors qu’on l’opérait d’une simple appendicite. Son cœur n’a pas supporté l’anesthésie.
Mes grands-parents ont suivi, mon grand-père en 1972, ma grand-mère en 1983, quelques jours après la naissance de Sébastien.
Vient ma mère, le 19 octobre 1993.
J’inspire profondément.
Claudia, en 2000.
Barbara avait deux enfants, une fille et un garçon, Claudia et Roland. Claudia était l’aînée, elle avait l’âge de mon frère, Roland le mien. Claudia est morte d’un cancer du côlon, quand elle avait quarante-neuf ans. Je ne suis pas allé à son enterrement, j’en avais eu mon lot.
Mon frère se trouvait en Belgique à ce moment-là, il a fait le déplacement. Il a revu Roland à cette occasion, mais nous avons perdu le contact depuis. Je sais que Roland a continué à voir ma tante jusqu’à sa mort. Il faisait le déplacement de Munich pour lui rendre visite toutes les deux semaines.
Maria, 2004.
Elle a conservé son nom de jeune fille. Elle ne s’est jamais mariée. J’ai appris sur le tard qu’elle était la maîtresse d’un des chirurgiens de l’hôpital où elle travaillait, un homme marié qui était fou d’elle.
Je n’ai pas assisté à son enterrement et mon frère était en Afrique, sur un nouveau chantier.
Le dernier venu est Fred, le mari de Barbara, mort en 2007, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Une gerbe de fleurs dépérit au pied de la dalle funéraire.
Qui l’y a mise ? À quoi ça sert ?
Je n’ai jamais déposé de fleurs sur une tombe.
Lors d’un dîner mondain auquel un client m’avait convié, un hôte bien-pensant en quête de compassion racontait qu’il était allé se recueillir sur la tombe de son père le matin même et qu’il y avait déposé un bouquet de fleurs.
Je lui ai posé la question.
— À quoi ça sert ?
Il y a eu un blanc.
Les invités ont échangé des regards outrés. Quand l’ange a terminé sa course et que les conversations ont repris, j’ai reposé la question.
— Je vous le demande, à quoi ça sert de mettre des fleurs sur une tombe ?
Hormis quelques mimiques, je n’ai reçu aucune réponse. Mon client est resté mon client, mais il ne m’a plus invité à ces dîners à la con.
L’étiquette du fleuriste est accrochée à l’une des fleurs. Je me penche et la saisis.
Gersthofen se trouve dans la banlieue d’Augsbourg. C’est là que vivaient Barbara et son mari.
Il ne peut s’agir que de Roland. Aux dernières nouvelles, il vivait pourtant à Munich.
S’il avait passé une commande récurrente, il aurait choisi un fleuriste du coin. J’en déduis qu’il a fait un crochet par son ancienne adresse avant de venir déposer ces fleurs. Ou qu’il est retourné vivre là-bas.
Au point où j’en suis, autant être fixé sur la question.
18
Quelque part dans la maison
Gersthofen est au nord d’Augsbourg. J’y suis allé une ou deux fois quand je passais l’été chez mes grands-parents et que ma tante Barbara vivait encore.