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Le présentateur, JPJ, Jean-Paul Joubert, m’accueille, me serre la main. Ses yeux pétillent. Il est détendu, confiant, sûr de lui et de son Audimat.

Un panneau s’allume. Joubert se compose un sourire radieux, souhaite la bienvenue aux téléspectateurs et présente ses invités du jour ; Dominique Garnier, Michel Laclos, Stanislas Kervyn.

Dominique Garnier porte un pantalon bouffant à mi-mollet, de longs cheveux blancs tirés en catogan et les lunettes rondes de John Lennon. Son ouvrage parle des classes moyennes et de leur déclin annoncé.

C’est à lui que s’adresse la première question. Je n’en saisis pas le sens, mais il embraie aussitôt. Je ne comprends pas davantage sa réponse.

Dans les coulisses, Pierre lève un pouce pour signifier que tout va bien se passer. Je lui réponds par un clignement de paupières.

Garnier s’empêtre dans son jargon et commence à transpirer. L’épreuve s’étire sur une dizaine de minutes.

Michel Laclos a écrit une énième biographie de François Mitterrand en mettant un accent particulier sur l’état de santé de l’ancien président. La couleur de son nez trahit une addiction au rouge bon marché. Son double menton disparaît dans un pull à col roulé assorti à ses cheveux noirs et gras.

Joubert lui envoie une salve de questions sur le bulletin de santé du président à l’aube de son deuxième mandat.

François Mitterrand a-t-il menti aux Français ?

Laclos atteste.

La caméra pivote de quelques degrés. Je relève la tête, Joubert me fouille du regard.

— Stanislas Kervyn, bonsoir. Stanislas parce que votre mère était polonaise, Kervyn parce que votre père était belge, c’est bien ça ?

— C’est ça.

Je m’abstiens d’afficher un sourire béat comme l’ont fait les autres bouffons, je ne suis pas un phénomène de foire.

— Vous êtes belge, vous avez cinquante-huit ans, vous vivez à Bruxelles.

— C’est exact.

— La victime oubliée est votre première œuvre. C’est un document qui revient sur la Tuerie du Caire, une fusillade qui s’est déroulée en août 1954, à l’aéroport du Caire et qui a fait vingt et un morts et une trentaine de blessés. Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Je fais mine de réfléchir.

J’ai failli en venir aux mains la dernière fois que quelqu’un m’a posé cette question. La discussion se déroulait chez de vagues connaissances, l’homme était saoul et me soupçonnait de vouloir me faire un nom en versant dans le sensationnalisme. Quelques bonnes âmes m’ont empêché de lui faire ravaler ses sarcasmes.

— Mon père faisait partie des victimes.

Il se penche vers moi avec un air énigmatique.

— Vous n’avez pas connu votre père, vous aviez moins d’un an quand il a été tué. Pourquoi avoir attendu tant d’années pour écrire ce livre ?

Je me cale dans le fauteuil, les poings crispés sous la table.

— J’ai commencé à penser à ce livre quand j’avais une dizaine d’années. Un jour, j’ai eu envie de l’écrire.

— C’est l’arrivée d’Internet qui a changé la donne, il me semble ? Sans sortir de chez vous, vous pouviez trouver une masse d’informations qu’il vous aurait fallu une vie pour rassembler.

Sacré Pierre. Il a briefé le gars. Il savait que Joubert devrait poser les questions et y répondre lui-même.

— Oui, ça m’a aidé.

Ce n’est qu’une partie de la vérité. Dois-je me justifier ? Je ne parlerai ni de cette soirée de décembre 1989 ni de ces mots qui m’ont plongé dans le doute.

Je regrette tellement.

Pondre ce bouquin m’a permis de tempérer ma rage.

— Vous êtes allé plusieurs fois en Égypte, en Hollande, en Angleterre et dans d’autres pays, vous avez interrogé des dizaines de témoins et certains membres des familles des disparus.

— C’est vrai, j’ai voyagé.

— C’est plus qu’un hommage que vous avez rendu à votre père, vous avez réalisé une véritable enquête. Qu’est-ce que vous recherchiez ?

J’exècre son sourire cauteleux et ses questions intrusives.

Du coin de l’œil, je vois Laclos qui s’assoupit. Il se fout de la Tuerie du Caire et de la mort de mon père comme je me fous du cancer de Mitterrand.

— Je voulais comprendre ce qui s’était passé. Mon objectif n’était pas d’identifier les assassins, ils sont morts à l’heure qu’il est.

Le temps a accompli son œuvre. Le livre terminé, j’ai tourné la page.

Joubert revient à la charge.

— On lit dans votre livre que vous vous êtes penché sur la vie des vingt et une victimes. Qu’y avez-vous trouvé ?

Quarante-quatre.

Il n’a pas lu mon livre, comme la plupart des chroniqueurs. Je me suis aussi penché sur la vie des blessés. J’ai fouillé de fond en comble, mais je n’ai pas trouvé grand-chose. La plupart des victimes étaient des gens ordinaires qui venaient au Caire pour affaires, des ingénieurs, des techniciens, des banquiers, des assureurs.

Un temps, j’ai cherché à établir des liens susceptibles de rapprocher les victimes. J’ai envisagé l’hypothèse que plusieurs personnes étaient visées et non une seule.

Mes investigations se sont révélées inutiles. La coïncidence la plus troublante que j’avais trouvée était le prénom de Mohammed que trois des Égyptiens avaient donné à leur rejeton.

En dehors de cela, l’Allemand fêtait ce jour-là son vingt-neuvième anniversaire et deux des Hollandais avaient fait leurs études dans le même établissement scolaire, à La Haye, à des périodes différentes.

— Peu de choses, à vrai dire.

Joubert s’obstine.

— Peu de choses, mais quelque chose quand même. Plusieurs thèses ont été émises sur cette tuerie, quelle est celle qui vous semble la plus crédible ?

Il faut que je lui donne un os à ronger si je veux en être quitte.

— J’ai écarté celle du scientifique visé par une puissance étrangère. Les travaux de ce type n’avaient rien de secret ou de sensible. C’était la guerre froide, la paranoïa régnait.

La piste de la cible mal définie avancée par certains ne tenait pas plus la route. L’expédition avait été minutieusement préparée. Ils visaient un passager qui avait réservé son billet plusieurs jours à l’avance, voire plusieurs semaines.

Dominique Garnier regarde sa montre. Laclos dort à moitié. J’aurais dû refuser cette télé. Cette interview est un bide monumental.

Joubert écarte les bras.

— Sans vouloir dévoiler le contenu de votre livre, que pouvez-vous nous dire de plus ?

Le chantage est lancé. Soit j’en dis plus, soit il balance et torpille le bouquin.

Pierre grimace dans les coulisses.

J’improvise.

— La théorie du cadavre exquis me paraît plausible. Un des hommes était visé, les dommages collatéraux ne servaient qu’à brouiller les pistes. Ne me posez pas la question, je ne sais pas qui était l’homme visé.

— L’homme ? Pourquoi pas une femme ?

J’ai envie de lui dire qu’on en reste là.

Ceux qui sont encore devant leur écran attendent le porno de minuit. Ils se fichent éperdument de mon histoire et de ces vieux cadavres oubliés.

— La plupart accompagnaient leur mari.

— On peut en conclure que l’homme visé présentait un réel danger pour quelque chose ou quelqu’un, ou que c’était un acte de vengeance ou de représailles. C’est là qu’intervient le mystérieux Jacques Maquet.

— Une piste mène en effet à l’un des passagers, un certain Jacques Maquet. Il voyageait seul et avait réservé son billet depuis deux mois.