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Je garde le souvenir d’un quartier flambant neuf, de rues aérées, de maisons colorées, de jardins animés. Nous y croisions des couples à la mine épanouie, le sourire aux lèvres, un tas de mioches empêtrés dans les jambes.

J’entre dans Annastrasse.

Les rues ont rétréci, la végétation a envahi les jardins, les façades ont perdu leurs couleurs. Une vieille femme claudique sur le trottoir.

Je n’ai eu aucun mal à trouver l’adresse, elle se trouvait dans l’annuaire en ligne. J’ai composé le numéro. Roland a décroché à la quatrième sonnerie, alors que j’allais abandonner.

J’ai annoncé qui j’étais. Il y a eu un silence, il devait replacer mon nom dans sa biographie. Il a ensuite émis un oh oh affecté.

J’ai prononcé deux mots en allemand pour manifester ma bonne volonté et j’ai embrayé en anglais ; j’étais de passage dans le coin, je n’étais là que pour un jour ou deux, je m’étais dit que ce serait bien si on se voyait.

La phrase sonnait faux. J’escomptais que la langue de Shakespeare travestirait mon manque d’entrain. À ma surprise, il m’a répondu en français. J’étais le bienvenu, ça faisait longtemps, il m’expliquerait tout.

Je me gare devant le 25. Je ne reconnais pas la maison, je ne la voyais pas aussi grande.

Mon oncle Fred était graphiste. Quand il ne travaillait pas, il peignait. Ses toiles étaient disséminées dans la maison. Certaines étaient achevées, d’autres en cours. Il y en avait dans chaque pièce.

Ma tante peignait également. Ses toiles s’ajoutaient à celles de mon oncle. Au final, la maison ressemblait à un musée en cours d’aménagement. Je n’ai jamais su s’ils avaient du talent, s’ils étaient reconnus ni si leur passion commune était rémunératrice.

Je parcours l’allée. Une enfilade de nains pâlissent dans le jardin.

Mon cousin m’attend sur le pas de la porte.

Il ouvre les bras.

— Stanislas, je me réjouis.

Je lui tends la main.

— Moi aussi.

J’ai mal dormi, ça joue sur mon humeur.

Je le remets sans peine. Il a gardé son look d’artiste inspiré ; il est aussi maigre qu’avant, ses longs cheveux noirs sont devenus de longs cheveux blancs. Il porte un bouc et un anneau dans l’oreille.

Son corps se perd dans une chemise blanche trop large et un pantalon de toile orange. Aux pieds, il traîne les traditionnelles Birkenstock.

— J’ai calculé le temps qu’on ne s’est pas vus. C’est dix-neuf années.

Une façon élégante de me dire qu’il a assisté aux funérailles de ma mère et que je lui ai fait faux-bond pour sa partie.

— Ça fait un bail.

Il incline la tête.

— Pardon ?

— Où as-tu appris le français ?

— Entre, je vais expliquer.

Il n’a jamais rien fait de ses dix doigts. À dix-huit ans, il s’est déclaré artiste, comme papa et maman. Il a arrêté ses études, s’est laissé pousser les cheveux et s’est mis à peindre.

Ses tableaux étaient confus. Mes grands-parents en avaient quelques-uns chez eux. Je ne cernais pas le rapport qu’il y avait entre le titre de l’œuvre et ce qui se trouvait sur la toile. La famille disait qu’il avait des dispositions.

Il passe devant moi, prend la direction du salon.

La bicoque est un capharnaüm indescriptible.

Des vêtements pendent dans la cage d’escalier, des chaussures encombrent les marches. Dans le salon, des toiles de grandes dimensions sont posées les unes sur les autres, contre les murs.

Des piles de journaux et de brochures publicitaires encombrent le sol, la table, les meubles. Elles sont organisées par titre, Augsburger Allgemeine, Media Markt, Aldi, Lidl. Des canettes de bière vides sont alignées sur les appuis de fenêtres. L’ensemble respire la saleté, la poussière et le renfermé.

Il suit la direction de mon regard.

— Je sais, je dois faire un peu de rangement. Thé ou café ?

— Café.

Il me ménage une place dans l’un des fauteuils et quitte la pièce.

Il m’interpelle pendant qu’il s’affaire dans la cuisine.

— J’ai rencontré une Française, il y a dix ans, dans une exposition. Elle s’appelle Christine. Et toi ?

Pendant son adolescence, j’ai pensé qu’il pêchait de l’autre côté de la rivière. Il accompagnait son discours de gestes précieux et minaudait pour un rien. À trente ans, il s’est marié et a eu deux enfants. Son mariage a tenu quelques années.

— Je vis seul.

— Moi, je vis un peu ici et un peu chez Christine, à Colmar, ça dépend si elle a les enfants.

J’en déduis qu’il a hérité de la maison à la mort de son père et qu’il l’a réintégrée en la laissant dans l’état dans lequel il l’a trouvée.

Il revient, les bras chargés d’un plateau sur lequel tremblotent une cafetière à piston et deux tasses ébréchées.

Il s’assied, me sert un café translucide.

— Je n’ai pas de sucre et le lait n’est plus bon.

— Ça ira.

Il se met à parler de lui, me retrace les vingt années écoulées.

Quand sa femme est partie, elle l’a empêché de voir ses enfants. Un jour, quand ils étaient adolescents, ils ont réclamé leur père. Maintenant, il les voit régulièrement. Il va bientôt être grand-père. Il a un peu de cholestérol et doit faire attention. Il continue à faire de la voile. Ses tableaux marchent moyen. Le marché de l’art est saturé, les critiques sont des cons qui n’y connaissent rien, les galeries ne prennent aucun risque.

Il consacre un long chapitre à sa rencontre avec Christine. Elle a dix ans de moins que lui, elle est divorcée et a trois enfants. Il a appris le français pour pouvoir parler avec eux. C’est une femme merveilleuse.

Nos critères en la matière doivent être différents.

— Et toi ?

J’ai une vague idée de ce que je viens chercher, mais je ne sais pas comment l’aborder.

— La santé est bonne, les affaires marchent bien.

Il me tape sur la cuisse.

— J’ai vu ça, belle voiture.

— J’ai écrit un bouquin.

— Un quoi ?

— Un livre.

Il s’exclame.

— Tu as écrit un livre ? Félicitations ! Sur quel sujet ?

— La mort de mon père.

Il remballe son enthousiasme.

— Ah, oui. Triste histoire.

— Je voulais te poser une question, Roland.

— Je t’écoute.

— J’ai appris que mon père n’allait pas en Égypte pour son travail quand il a été tué. Ma mère le savait, Marischa aussi. Est-ce qu’elle t’en a parlé ?

À voir sa tête, je connais déjà la réponse.

— Non, pas du tout. Je la voyais une ou deux fois par mois. Elle me parlait de l’actualité, nous discutions sur beaucoup de divers sujets, mais elle ne m’a jamais parlé de ton père. Pourquoi il allait en Égypte ?

— Je ne sais pas. J’ai revu Marischa peu avant sa mort. Elle m’a dit que Fred lui téléphonait tous les jours, qu’ils restaient parfois une heure au téléphone. Il t’a parlé de quelque chose ?

— Non. J’habitais à Munich, je ne le voyais pas souvent. Il ne m’a jamais parlé de ça.

S’il n’était pas mon cousin, je me lèverais et je partirais sur-le-champ.

— Bien, laissons tomber.

— Tu veux encore un café, ou autre chose. Une bière ?

— Non, ça va. Je vais te laisser.

Je me lève.

Il est onze heures. Je peux être de retour à Zusmarshausen avant midi. Le temps de prendre mes affaires à l’hôtel et je file. Je devrais être à Bruxelles vers dix-huit heures, si tout va bien.