Il se lève à son tour.
— Tu ne veux pas qu’on aille manger ?
— Non, j’ai un rendez-vous à Bruxelles ce soir.
Ça semble le chagriner.
— Tu sais, Stanislas…
— Quoi ?
— Quand Tante Marischa est morte, je suis allé avec mon père pour vider son appartement. C’était un terrible chaos.
Il parle en connaissance de cause.
— J’imagine.
— Elle avait gardé toutes les affaires qu’il y avait dans la maison de Lerchenweg, tout ce qui avait appartenu à ses parents. Il y avait aussi quelques affaires qui venaient de ta mère. Je pense que ta mère lui a donné ces affaires quand elle est allée à Bruxelles pour la dernière fois.
Je m’immobilise.
— Et ?
— Il y avait aussi des affaires qui ont appartenu à ton père.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Je ne sais pas. Mon père les a prises. Ça tenait dans une boîte pour les chaussures. Ta mère avait écrit le nom de ton père sur le couvercle. Ce n’était sûrement pas important.
— Elle est où, cette boîte ?
— S’il l’a gardée, elle est sans doute quelque part dans la maison.
19
Je pars maintenant
Ce n’est qu’au début du mois de novembre que Nathan reçut des nouvelles d’Éric Braun. Ce dernier lui proposait de planifier un nouveau rendez-vous, à Manhattan cette fois. Il précisa que ni Stern ni lui-même ne seraient présents lors de cet entretien et ajouta qu’il allait faire la connaissance d’un homme important dont il ne mentionna pas le nom.
La rencontre fut fixée au jeudi, à treize heures. Nathan dut manquer les cours pour pouvoir s’y rendre. Il prit le métro et débarqua à Times Square vers onze heures.
C’était la première fois qu’il se rendait à Manhattan depuis son arrivée à New York quatre mois plus tôt.
Il fut impressionné par les gratte-ciel, les publicités géantes, la densité de la circulation et le fourmillement des gens sur les trottoirs.
En regard de la ruche qu’était Manhattan, Brooklyn prenait des airs de village.
À midi trente, il se présenta à la réception d’un restaurant huppé de la 49e Rue, à quelques pas de Park Avenue. Le portier le toisa avant de le laisser entrer.
Nathan parcourut la salle en observant chaque table. Un homme était attablé au fond du restaurant. Comme convenu, la dernière édition du Times était posée sur la chaise qui lui faisait face.
Nathan s’approcha et l’homme se leva pour l’accueillir.
— Nathan ?
— Oui, c’est moi.
— Salut Nathan, Shabbat shalom. Je suis heureux de faire ta connaissance.
L’homme avait une quarantaine d’années, l’allure sportive, soigné et habillé avec élégance. Nathan estima qu’il devait occuper une position importante : homme d’affaires, banquier ou haut fonctionnaire d’une administration.
— Bonjour, monsieur.
— Appelle-moi John.
— Ravi de faire votre connaissance, John.
L’homme passa sa commande au serveur sans demander l’avis de Nathan.
Il fit ensuite disparaître son sourire et le fixa avec attention.
— Comme toi, Nathan, j’avais une famille avant la guerre.
Nathan comprit ce qui l’attendait.
John lui retraça le parcours de sa famille durant le conflit mondial. Des phrases, des mots que Nathan avait entendus de nombreuses fois, sortirent de sa bouche.
Nathan connaissait des dizaines, des centaines de récits de ce genre. Chaque fois, il les écoutait dans le plus grand silence, la tête penchée en avant, la rage au cœur. Il lui arrivait de fermer les yeux. Jamais il ne versait de larmes.
Lorsque John eut terminé, il raconta à son tour son histoire.
John l’observait, le visage fermé.
Le restaurant était complet, des conversations fusaient de toutes parts, mais rien ne vint troubler leur recueillement. Ils touchèrent à peine aux plats.
Lorsque la table fut débarrassée et que le café leur fut servi, John se pencha vers Nathan.
— Plus d’un million d’entre nous ont été massacrés à Auschwitz. Tout le monde le sait aujourd’hui. Ce que l’on sait moins, c’est qu’entre 1940 et 1945, plus de huit mille SS ont officié à Auschwitz. Le plus jeune avait seize ans, le plus vieux soixante-quatre. Tous sont coupables, du premier au dernier. Combien d’entre eux ont payé pour les crimes qu’ils ont commis ?
Nathan connaissait ces chiffres.
— Je sais, John, c’est affreux.
— Un douzième procès vient de se terminer à Nuremberg. Sur les quatorze inculpés, aucun n’a été condamné à mort. Les bourreaux de nos familles n’ont pas payé. À part les quelques pendus de Nuremberg, combien sont restés impunis ? Tu sais où ils se trouvent aujourd’hui ? Certains vivent à deux pas d’ici, dans ce pays. Des milliers de nazis, peut-être plus, vivent tranquillement aux États-Unis. Les autres se sont réfugiés en Amérique du Sud, en Afrique, ou plus simplement en Autriche ou en Allemagne. Ils sont passés entre les mailles du filet. Certains se sont cachés dans les listes de réfugiés pris en charge par les organisations de secours à la fin de la guerre. Les hauts gradés ont été exfiltrés par des filières bien organisées.
— Pourquoi ont-ils laissé faire cela ?
— À la fin de la guerre, l’OSS, l’agence américaine, a récupéré des milliers d’anciens nazis. Ils les ont placés dans une organisation anticommuniste. À leur tête, ils ont placé Reinhard Gehlen, l’ancien responsable du service de renseignement de Hitler contre l’Union Soviétique. Plus de mille hommes travaillent pour lui, en Allemagne et ailleurs, tous d’anciens nazis.
— Et nous, pourquoi n’avons-nous rien fait ?
— Qui te dit que nous n’avons rien fait ?
— Je ne sais pas.
— Tu as entendu parler de Simon Wiesenthal ?
— Bien sûr. Il veut capturer, juger et condamner tous les criminels de guerre.
— Wiesenthal veut la justice. Il suit la ligne de Roosevelt qui voulait un procès pour chaque criminel pour mettre en garde les générations futures. Churchill, lui, voulait les fusiller, tous, sans attendre. Toi, Nathan, quelle aurait été ta position ?
Nathan marqua une pause et baissa la tête.
— Une histoire a circulé à Feldafing, le camp où je me trouvais après la guerre. Avant d’entrer dans le bunker, à Auschwitz, une femme s’est tournée vers les SS et a crié : « Nos frères dans le monde n’auront de cesse de venger notre sang innocent. » Je suivrais l’avis de Churchill.
— Nous aussi, nous suivons l’avis de Churchill.
— Nous ?
— Je fais partie d’une organisation, Nathan.
Le cœur de Nathan se mit à battre à toute vitesse. Il savait à présent ce que signifiaient les entrevues qu’il avait eues avec Braun et Stern.
— Une organisation de vengeurs ?
John acquiesça.
— Les membres de notre organisation sont tous juifs. Nous avons perdu une partie de notre famille dans les camps. Nous faisons ce que la justice refuse de faire en Amérique du Nord et du Sud. Les Américains chargés de traquer les nazis n’en font pas assez. Ils veulent simplement les destituer de la nationalité américaine et les renvoyer dans leurs pays.
— Qui fait partie de votre organisation ?
— De nombreuses personnes, tu n’en sauras pas plus. Aujourd’hui, il y a parmi nous des officiers du renseignement, des agents fédéraux, de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, des policiers, et des gens comme toi.
— Vous avez accès à un tas d’informations sensibles ?