Выбрать главу

— Moi aussi.

Il me dévisage, médusé.

— Tu la connaissais, la boîte ? Tu savais que ta mère l’avait donnée à Marischa ?

— Non, je ne le savais pas.

Ma mère est morte le 19 octobre 1993. Un sale cancer du pancréas l’a tuée à petit feu. Son calvaire a duré plus d’un an. Un an durant lequel elle n’a jamais émis la moindre plainte. Elle est restée digne, exemplaire, jusqu’à la fin.

Une semaine avant sa mort, elle m’a demandé de prévenir Marischa et mon frère. Elle savait qu’elle n’en avait plus pour longtemps.

Ce jour-là, elle m’a parlé de mon père.

C’était la première fois qu’elle m’en parlait depuis des années. Elle se trouvait à l’hôpital Saint-Jean, rue du Marais, elle rentrait d’une ponction. Les toubibs l’avaient gavée de morphine. Nous étions seuls dans la chambre. Elle m’a souri, tant bien que mal.

Ensuite, elle a fermé les yeux.

— Bientôt, je serai à nouveau auprès de ton père.

Je ne savais que répondre.

Elle a rouvert les yeux, m’a regardé, les a refermés. Son visage est devenu dur.

— Je regrette tellement.

J’étais tétanisé, je ne trouvais rien à répondre, je me sentais comme le dernier des cons.

Que voulait-elle me dire ?

J’ai passé et repassé cette phrase mille fois dans ma tête par la suite.

Que regrettait-elle tellement ?

De nous quitter ? De nous laisser seuls ? De ne pas s’être fait opérer plus tôt ?

Regrettait-elle que mon père soit parti ? Que nous ne l’ayons pas connu ? Qu’elle n’ait pu lui dire adieu ? Qu’elle n’ait pas fait quelque chose qu’elle aurait dû faire ou l’inverse ? Aurait-elle pu empêcher ce qui est arrivé ?

J’ai envisagé mille hypothèses, toutes sont restées sans réponse. Ces mots cachaient une douleur sourde, du chagrin, de l’amertume, du dépit, un constat d’échec.

Quelques jours plus tard, elle est partie. Le docteur qui la soignait nous a téléphoné pour nous dire que c’était la fin, qu’il serait bon que quelqu’un reste avec elle la nuit. Je n’ai pas eu ce courage, mon frère non plus. Marischa y est allée, elle l’a accompagnée jusqu’au bout.

Le lendemain après-midi, je suis retourné à l’hôpital pour dire adieu à ma mère avant qu’on ne referme le cercueil. Nous nous sommes retrouvés dans la morgue de l’hôpital, Marischa, mon frère et moi. Il faisait sombre. Le visage de ma mère était apaisé, serein, libéré. Elle était à nouveau belle, belle comme elle l’avait été toute sa vie. Je me suis penché et je l’ai embrassée sur le front. Je me suis figé. Le contact était dur et froid comme de la pierre. Je n’ai compris qu’à ce moment-là qu’elle m’avait abandonné.

Je me suis enfui de la chambre mortuaire. Les croque-morts se trouvaient derrière la porte, ils attendaient qu’on ait terminé nos salamalecs pour charger le corbillard.

Ils fumaient des clopes en se marrant. L’un d’eux, un petit crevé avec des oreilles décollées et un tatouage dans le cou, menait la danse.

Il n’a rien vu venir. Il s’est retrouvé à quatre pattes dans le caniveau, le nez en bouillie, la gueule en sang. Si les autres ne m’étaient pas tombés dessus, je le finissais à coups de pompes.

Je me lève.

— Je continue.

— Tu as fini l’étage ? Tu vas où maintenant ?

— Le grenier.

Il se contente de lever les sourcils.

Au cours de cette ultime semaine, Marischa a logé à la maison. Je présume que ma mère lui a révélé l’endroit où se trouvait la clé du buffet. Elle est retournée chez elle avec la fameuse boîte.

Pendant les jours qui ont suivi l’enterrement, j’ai été pris d’une frénésie sexuelle sans pareille. J’ai baisé six ou sept femmes dans la semaine. Je les ai pénétrées, bousculées, défoncées, sodomisées, sans parvenir à assouvir ma rage.

Je grimpe les escaliers.

J’ouvre la porte du grenier, j’actionne l’interrupteur. Une ampoule éclaire faiblement une surface qui doit avoisiner les cent cinquante mètres carrés.

Comme je le craignais, il a tiré profit de chaque centimètre. Des centaines de toiles sont empilées sous la charpente, des étagères courent le long des murs, chargées de livres, de classeurs, de pots de confiture vides, de cartons d’oranges qui débordent. Des dizaines de meubles sont empilés les uns sur les autres, jusqu’au toit, tous, je suppose, remplis de vestiges du passé.

Au centre, une vieille tondeuse à gazon et du matériel de jardinage entravent le passage.

J’en ai pour trois jours. Je devrai déplacer les meubles un par un pour pouvoir progresser dans le labyrinthe.

Je commence par le fond. J’escalade les meubles et me faufile jusqu’à l’extrémité du grenier. Il fait étouffant. Je m’attaque au premier meuble.

Une caisse remplie de bouchons de liège, une autre de barquettes de viande en polystyrène, une troisième remplie à ras bord de tickets de caisse dont l’encre s’est estompée.

Vers minuit, je commence à m’abrutir.

Une heure plus tard, j’entends Roland qui m’interpelle dans la cage d’escalier.

— Stanislas ?

— Quoi encore ?

Je n’ai ni faim ni soif, je ne veux pas de ta bière, je n’ai pas envie d’aller dormir, j’ai juste envie que tu me foutes la paix.

— Viens voir, je crois que j’ai trouvé ce que tu cherches.

21

Pourquoi as-tu fait ça ?

Je crois rêver.

Roland a dans les mains le carton à chaussures. Il est tel que je l’ai trouvé et remis en place dans le buffet rococo, il y a près de cinquante ans. L’un des coins du couvercle est déchiré et la couleur est plus foncée que dans mon souvenir. À part ces quelques détails, il est indemne.

— C’est ce que je cherche, en effet. Où était-il ?

Il est triomphant.

— Quand Marischa est morte, nous avons loué un camion pour vider l’appartement. Comme il y avait beaucoup de choses à prendre, nous avons deux voyages dû faire. Nous avons déposé toutes les affaires dans le garage et mon père a fait le tri plus tard. Il a monté les meubles au grenier. Il a mis les vêtements avec ceux de ma mère et rangé les albums photos. Tout le reste a été mis dans la cave. Le carton à chaussures était dans une caisse plus grande dans laquelle il y a d’autres papiers. Je m’en doutais, j’aurais dû t’aider, tu aurais gagné du temps.

Je lui prends le carton des mains.

— Tu permets ?

À regret, il le lâche.

— Je ne peux pas voir ce qu’il y a dedans ?

— Non.

Il s’offusque.

— Ah ? Et toi, tu ne veux pas regarder ?

— Pas maintenant.

Je ne fais jamais de cadeau et je n’aime pas en recevoir.

Par-dessus tout, j’ai horreur des gens qui m’en offrent et me somment illico de l’ouvrir, s’en emparent, l’exhibent, le palpent, m’énumèrent les caractéristiques, me racontent comment l’idée leur est venue et me disent qu’ils aimeraient recevoir le même.

Qu’ils reprennent leur cadeau et aillent au diable.

Il est dépité.

— Tu sais ce qu’il y a dedans ?

— Ce sont des affaires qui ont appartenu à mon père.

— Bon, dans ce cas, prends-les ! Elles sont à toi.

Je pose le carton sur mes genoux, soulève le couvercle en prenant soin de soustraire son contenu à la vue de Roland.

Rien ne semble avoir été déplacé. Le passeport et le carnet de mariage sont toujours là, au-dessus d’une liasse de documents, l’ensemble est relié à l’aide d’un élastique.