Son passé était confus, j’avais recueilli des versions différentes.
— Qu’avez-vous appris sur lui ?
— C’était un officier de la Légion étrangère. Il y était entré en 1939 et avait démissionné quelques semaines auparavant, après avoir été blessé à Diên Biên Phu. Il avait une quarantaine d’années.
Joubert relève la tête, fixe la caméra, fait papilloter ses yeux. La couverture de mon livre fait une brève apparition à l’écran.
Pierre doit être aux anges. Les éditeurs sont des marchands de soupe.
— Merci. La victime oubliée, de Stanislas Kervyn, paru aux éditions Balmont. Je vous donne rendez-vous samedi prochain pour de nouvelles Rencontres Livresques.
Le générique de fin d’émission défile sur l’écran. Les gens se lèvent, se congratulent, des dizaines de personnes montent sur le plateau.
Pierre se précipite.
— Tu t’en es pas mal sorti. Tu aurais pu sourire, mais ce n’est qu’un détail.
— À Noël, promis.
À son tour, Garnier vient me serrer la main et m’offre son livre.
— Vous vous en êtes bien tiré, monsieur Kervyn, pour une première fois en tout cas. Bonne chance pour votre bouquin.
Pierre sort un exemplaire de sa besace et le lui donne.
— Échange de bons procédés.
Garnier nous salue, s’éloigne et plonge sur Laclos.
Je lève les yeux au ciel.
— Quel connard, personne n’a rien compris à ce qu’il racontait.
Pierre sourit.
— Tu es dur, j’aime beaucoup ce qu’il fait. Va te démaquiller, on prend un verre en vitesse et je te laisse filer.
Je prends la direction des coulisses. Une femme vient à ma rencontre. Elle est fébrile, ce qui n’a rien de surprenant, dans ce milieu, tout le monde semble vivre dans un état d’extrême agitation permanent.
— Monsieur Kervyn, nous avons reçu un appel pour vous.
— Pour moi ?
— Un téléspectateur qui suivait l’émission, il prétend avoir des informations sur votre histoire. Nous avons essayé d’en savoir plus, mais il ne voulait parler qu’à vous. Venez avec moi.
Nous traversons un long couloir. L’écart entre l’aspect immaculé du plateau et le bordel qui règne dans les bureaux est saisissant.
Nous parvenons sur un plateau où s’activent une dizaine de personnes malgré l’heure tardive. Elles portent un casque sur les oreilles et un micro devant la bouche. Plusieurs parlent à mi-voix.
La femme s’arrête devant un bureau occupé par un homme corpulent d’une quarantaine d’années.
— Je vous présente Alex.
L’homme me tend une main flasque.
— Bonsoir, monsieur Kervyn. J’ai reçu un appel tout à l’heure, pendant l’émission. C’était un peu bizarre, le bonhomme avait l’air de chercher ses mots. Il m’a dit qu’il savait quelque chose sur l’histoire dont vous parliez. J’ai essayé de l’interroger, mais il ne voulait parler qu’à vous. Je ne sais pas si c’est du sérieux, ce genre de truc arrive assez souvent.
Pierre m’avait prévenu. Ce genre de bouquin est du pain bénit pour les paranos, les amateurs de complots et les conspirationnistes de toutes sortes.
— Il voulait que je lui donne votre numéro de portable. Je lui ai répondu qu’il me fallait son identité pour ça, il a refusé. Il appelait d’un numéro caché. Comme il insistait, je lui ai dit que j’allais demander votre accord et qu’il n’avait qu’à me rappeler plus tard, je suis de permanence cette nuit.
— Vous avez bien fait.
— À vous de décider. S’il me rappelle, est-ce que je lui donne votre numéro ?
Je n’ai pas la moindre envie de me farcir les délires d’un fêlé. En revanche, j’ai pris le pli de ne jamais négliger de pistes. J’ai traqué les plus petits indices, je me suis aventuré dans des dizaines de culs-de-sac, me suis embourbé dans des chemins de traverse. J’ai investi des heures pour chercher en vain une aiguille dans une botte de foin.
Mais c’était avant.
Avant que j’écrive ce bouquin pour me débarrasser de ce qui m’encombrait.
— S’il vous rappelle, essayez d’en savoir plus. Si vous estimez que ça en vaut la peine, appelez mon éditeur.
— D’accord.
Je prends la direction de la sortie.
Lorsque je suis dans le couloir, je fais demi-tour et reviens vers Alex.
Il m’interroge du regard.
Je lui tends une de mes cartes de visite.
— S’il insiste vraiment, donnez-lui mon numéro.
Il prend la carte et l’insère dans le pavé numérique de son clavier.
Je sors du bureau.
Je regrette déjà de lui avoir donné ma carte. J’avais pris la décision d’en finir, de mettre un point final à cette quête obsessionnelle, de chasser mes vieux démons, de recommencer à vivre.
Qu’importe, je connais ce genre de type, il flanquera ma carte à la poubelle dès que j’aurai le dos tourné.
3
Oublier que je souffre
Je me réveille en sursaut.
Il est six heures. Les muscles de ma nuque sont tendus comme les cordes d’un piano. Une douleur lancinante bat dans ma tempe droite, m’emprisonne l’œil, irradie à l’arrière de mon crâne. Les élancements se propagent jusque dans ma poitrine. Une sensation de picotement descend le long de mes bras, se disperse aux extrémités de mes doigts.
Je garde les yeux fermés. Je tends la main, cherche à tâtons la petite boîte métallique posée sur la table de nuit. Son seul contact me rassérène.
Je l’ai récupérée dans un hôtel, il y a des années, lors d’une conférence. Elle contenait des pastilles à la menthe. J’y ai mis mes Imitrex et je l’ai adoptée. Depuis, nous sommes unis par un lien viscéral. Sa présence m’apaise, sa disparition me terrifie.
Du pouce, j’exerce une pression sur le centre du couvercle. Je guette le son libérateur, le plop annonciateur de ma résurrection.
J’avale un comprimé et m’allonge sur le dos. J’inspire profondément et laisse l’air s’échapper de mes poumons.
Je bénis l’inventeur du Sumatriptan. Avant sa venue, je n’avais que les analgésiques, quelques anti-inflammatoires ou l’absorption massive d’ergotamine pour apaiser mes migraines.
Autant dire rien.
Il m’arrivait d’errer trois jours d’affilée dans un état comateux, les yeux rougis, les idées embrumées, l’élocution pâteuse, les tympans bourdonnants. Les nausées m’envahissaient à intervalles réguliers. La lumière et le bruit me forçaient à me terrer de longues minutes aux chiottes ou dans les coins sombres de ma maison.
Comme la plupart des migraineux, j’ai suivi le parcours du combattant ; neurologues, homéopathes, acupuncteurs, hypnotiseurs, guérisseurs occultes, marchands d’espoir. Ils m’ont pris un paquet de fric sans me procurer de soulagement.
Faute de remède, je me suis trouvé un palliatif. À l’instar de JFK, j’ai découvert que rien ne valait une bonne baise pour soulager mes maux de tête. Ce constat est à l’origine de mon addiction aux accouplements fréquents, brefs et intenses. Baiser est pour moi un acte thérapeutique, au même titre qu’une séance d’ostéopathie crânienne ou de réflexologie plantaire.
Le type de rapports que j’entretiens avec mes partenaires en est une conséquence. Les longs préliminaires et les caresses lascives sont exclus de mon mode opératoire. Les jouisseuses passives et les coincées de la vulve me gonflent. Les sentimentales en attente de mots doux me font débander.
Je les veux soumises, consentantes, insatiables, prêtes à se plier à mon bon vouloir. En chaque femme sommeille le désir d’assouvir des fantasmes inavoués. Je leur offre cette opportunité. Les derniers tabous levés, elles s’abandonnent. La force et l’intimidation ne les rebutent pas. Elles assument, aspirent à ce que j’investisse pleinement les orifices dont la nature les a pourvues. Nos étreintes sont violentes, nos échanges brutaux.