Выбрать главу

Il appréciait Flatbush et son air tonique chargé d’une forte odeur de saumure. Il se plaisait à parcourir les rues bordées de sycomores qui longeaient Prospect Park pour y admirer les grandes demeures bourgeoises de stuc et de bois.

Dans les rues commerçantes, il faisait une halte aux échoppes, cherchait à entrer en contact avec le boutiquier, le questionnait sur ses origines, son histoire, les marchandises exposées, demandait à connaître le nom des ustensiles, des fruits ou des légumes dans la langue maternelle du marchand. Sa soif de découverte lui donna l’occasion d’apprendre quelques rudiments d’italien, de suédois et d’espagnol.

À l’heure du déjeuner, il achetait un sandwich au pastrami et cornichons ainsi que la première édition de l’après-midi du Post et les dévorait de concert sur les marches d’un immeuble ou allongé sur la pelouse d’un parc.

Lorsqu’il en avait la possibilité, il se joignait aux fêtes de quartier. Il restait en retrait et regardait les participants danser et chanter, observait les enfants qui jouaient avec la dernière nouveauté du marché, un cône dans lequel on soufflait pour produire de gigantesques bulles de savon multicolores. Il appréciait la joie de vivre de ces gens sans pourtant parvenir à s’immerger dans l’ambiance bon enfant qui régnait autour de lui.

En fin d’après-midi, il rejoignait son père.

L’arrière-boutique de la boulangerie était le point de ralliement de la famille et des amis. Quelquefois, ils étaient plus d’une vingtaine autour de la table pour partager le tchaï et les pâtisseries à la cannelle. Tour à tour, ils ressassaient leurs souvenirs et évoquaient les disparus. Ils échangeaient ensuite les dernières informations qu’ils avaient reçues sur la situation en Israël.

Certains soirs, le pessimisme l’emportait. Le cessez-le-feu était effectif depuis la mi-juillet, mais tous considéraient que la reprise des combats était inévitable. Plus d’une fois, Nathan avança l’idée de rallier Israël pour participer à l’effort de guerre comme des milliers de civils l’avaient fait.

Bon nombre l’encouragèrent dans ce projet, mais son père l’en dissuada.

D’autres soirs, l’euphorie s’emparait d’eux. La campagne des dix jours avait été un succès, des combattants venus des quatre coins du monde venaient chaque jour grossir les troupes et renforcer l’armée. Les livraisons d’armes lourdes et d’avions en provenance de Tchécoslovaquie se poursuivaient. Tsahal était désormais invincible et la victoire finale ne pouvait leur échapper.

Lorsque la fin de l’été arriva, Nathan éprouva le sentiment que sa vie avait changé.

Il savait que certaines images du passé resteraient à jamais gravées dans sa mémoire et continueraient à le hanter jusqu’au dernier jour de sa vie, mais ces quelques semaines de répit l’avaient amené à penser qu’un nouveau départ était possible.

Il avait adopté New York et New York l’avait adopté.

5

Ce jour-là

J’entrouvre les yeux, je jette un coup d’œil au réveil. Deux heures se sont écoulées, je me suis rendormi.

La douleur s’est estompée, mais des tensions emprisonnent encore ma nuque. Une douche chaude et un café fort en viendront à bout.

Il était plus de trois heures quand je suis rentré de Paris. Le manque de sommeil est un facteur déclencheur. L’excès de sommeil aussi. De même que le bruit, le froid, le chocolat, les poissons fumés, les nuits de pleine lune et un tas d’autres choses. Il serait plus court d’énumérer ce qui n’en provoque pas.

Je m’assieds au bord du lit.

Je me prends la tête entre les mains, me masse les yeux à travers les paupières. Des points multicolores explosent dans ma tête, disparaissent, resurgissent.

Je descends l’escalier, les yeux mi-clos, pénètre dans le salon. Le soleil illumine le jardin. Je franchis la porte-fenêtre, risque quelques pas sur la terrasse. J’inspire profondément et ouvre grand les yeux. L’éclat du soleil s’imprègne dans mes rétines. J’attends quelques instants que la sensation de brûlure s’apaise.

Mon chat émerge d’un buisson. Il s’élance à ma rencontre et vient se frotter contre mes chevilles.

Mon dimanche se présente comme les autres. Ma migraine partie, j’irai au Sablon prendre le petit déjeuner. J’y croiserai les noceurs habituels qui émergeront de leur nuit de beuverie et se raconteront leurs exploits. Leur discours ne varie pas ; après avoir bouffé dans un restaurant hors de prix, ils ont bu jusqu’au bout de la nuit et ont baisé les plus belles filles de la capitale.

J’irai au vieux marché. J’écouterai les salades des marchands, j’achèterai un CD que je ne passerai jamais ou un livre que je ne lirai pas. Si je parviens à dégoter une place, j’avalerai une soupe à l’oignon dans l’un des bistrots qui entourent la place.

Cet après-midi, j’enfourcherai mon vélo et j’irai sillonner les allées du bois de la Cambre ou de la forêt de Soignes.

Je retourne dans la cuisine. Je me prépare un café en consultant mon iPhone.

Dix-sept mails m’attendent.

Je parcours rapidement les mails, les efface aussitôt. Pour l’essentiel, ce sont les copies de copies de copies de messages échangés par des participants à des réunions auxquelles je n’ai pas assisté. Me mettre en cc de leurs divagations les sécurise. Ils pensent que cette démarche leur garantit mon soutien ou les décharge de leurs responsabilités.

Il est vrai que côté boulot, je ne m’en suis pas mal sorti.

Mes études ont pourtant été un fiasco. Ma scolarité s’est étendue de septembre 1959 à juin 1971. Contrairement à mon frère aîné, je n’ai pas traversé les sixties un livre de maths à la main.

Dans la trilogie sexe, drogue et rock’n’roll, j’ai privilégié le premier. Les drogues me filaient la nausée et je préférais la musique classique au rock, ma mère écoutait Chopin à longueur de journée.

En 1960, le divorce n’était pas la formalité qu’il est à présent. Les enfants de divorcés se faisaient rares. Dans les écoles catholiques, les profs les considéraient comme des pestiférés, des gosses malsains qui sentent le soufre et la fornication.

Les enfants de veuves les inquiétaient davantage. Ces petits démons devaient avoir collectionné les péchés mortels pour que le Seigneur en arrive à rappeler à Lui leur paternel.

En général, je ne parlais pas de la mort de mon père, ni à la maison, ni à l’école, ni nulle part. Les enseignants connaissaient mon affaire, mais n’osaient l’évoquer, comme si c’était une maladie honteuse.

Quand quelqu’un parlait du métier de son père et me demandait ce que faisait le mien, j’éludais la question ou je mentais. La plupart ne remarquaient pas son absence, même quand ils venaient à la maison. Ils pensaient qu’il travaillait ou qu’il était en voyage.

De temps à autre, certains se montraient plus curieux. Ils m’interrogeaient, voulaient savoir pourquoi il n’était jamais là. Je ne répondais pas.

S’ils insistaient, ils recevaient mon poing dans la figure.

De fil en aiguille, la nouvelle a fini par se répandre. Je n’ai échappé ni à la compassion hypocrite ni aux rondes de décérébrés qui tournoyaient autour de moi en chantonnant « il a pas de père, Kervyn, il a pas de père » comme d’autres n’auraient pas eu de couilles.

Je restais stoïque, je faisais mine d’être ailleurs. Du coin de l’œil, je repérais le meneur. Lorsque la sonnerie retentissait et que les marionnettes s’éparpillaient dans la cour, je m’occupais de lui. Je l’attrapais par les cheveux, je le traînais dans les chiottes et lui réglais son compte à l’abri des témoins. Il récidivait rarement.