John
J’ouvre Google Maps et introduis l’adresse. Je passe en mode satellite et effectue un zoom.
Le 53 Scheffelstrasse est un immeuble rectangulaire de cinq ou six étages, vraisemblablement un espace de bureaux. Il fait une quarantaine de mètres de long sur une douzaine de large. Aux dires de John, il n’y aurait qu’un seul réseau dans l’immeuble, ce qui paraît improbable. Sauf s’il s’agit d’un atelier ou d’un entrepôt.
Karlsruhe est à quelque cinq cents kilomètres. Je pourrais y être en quatre heures.
La réponse que N a envoyée à Susfeld a été expédiée un dimanche, en soirée, ce qui indique qu’il habite probablement dans l’immeuble.
Je n’ai pas besoin de Bellini, il maîtrise le français, la langue écrite en tout cas.
L’affaire est jouable.
Je me fais un second café.
J’ai fait quelques tentatives de réconciliation, toutes sont restées sans réponses.
En 2007, Sébastien est rentré en Belgique. Il a trouvé du travail dans une grande banque. Il y a deux ans, il s’est mis en ménage avec une fille de son âge, Julie, belle, intelligente, baisable, en conflit avec moi dès notre première rencontre.
Ils habitent à moins d’une demi-heure de chez moi.
En fin d’année, mon frère nous invite au restaurant, le 25 décembre.
Sa femme, qui croit au Père Noël, pense que la solennité du moment va changer notre état d’esprit. Elle imagine que nous allons nous lever et nous perdre dans les bras l’un de l’autre.
En règle générale, nous mangeons et échangeons quelques banalités en prenant soin d’éviter que nos regards ne se croisent.
Sébastien est aussi buté que moi. Aucun de nous ne fera le premier pas.
Il faudra pourtant que je l’appelle un de ces jours. Il faut qu’il sache que je vais bientôt mourir.
62
Je suis de retour
Le calvaire qu’endura Nathan s’étira sur plus de neuf mois.
Après l’explosion, il avait été transporté dans un état grave à l’hôpital de Stuttgart.
Brûlé au visage et au corps, il y avait subi une première intervention. L’onde de choc avait provoqué la perforation des tympans ainsi qu’une hémorragie pulmonaire. En plus de multiples fractures au fémur, les muscles, les tendons et les nerfs de sa jambe droite avaient été sectionnés par des éclats de métal.
Il avait perdu beaucoup de sang et l’équipe du service d’urgence avait prescrit une amputation de la jambe.
Par chance, le médecin qui s’était occupé de son cas avait servi sur le front de l’Est comme chirurgien de guerre et était rompu à ce genre de blessures. Il était parvenu à sauver sa jambe in extremis, au terme d’une opération de plus de dix heures.
Nathan dut subir une nouvelle intervention quelques semaines plus tard, à l’hôpital de Francfort cette fois. Elle fut suivie par une troisième un mois plus tard, puis une quatrième au mois de mai.
En juin, l’organisation le fit transférer dans une clinique de pointe à Charleston, aux États-Unis. Un chirurgien réputé y pratiqua une opération au moyen de techniques sophistiquées. Celle-ci permit à Nathan de retrouver un usage partiel de sa jambe.
Malgré ce relatif succès, le chirurgien lui avait annoncé qu’il ne retrouverait jamais les fonctions complètes de sa jambe et qu’une grande partie de son membre resterait insensible.
Aux douleurs physiques vint s’ajouter une amère souffrance morale.
Nathan n’avait pu assister aux funérailles d’Éva et s’en voulait des tensions et de l’éloignement qu’il avait créés. Il regrettait sa froideur, son obstination et les mots blessants qu’il lui avait adressés pendant les jours et les semaines qui avaient précédé l’attentat.
Il souffrait également de sa séparation d’avec Haïka. Il avait fait rempart de son corps et elle était sortie indemne de l’explosion. Pour des raisons de sécurité, Aaron s’était chargé de la mettre en lieu sûr, au sein d’une famille proche du Chat. Seuls Nathan et Aaron connaissaient l’endroit où elle se trouvait.
L’attentat contre Nathan n’avait pas été un acte isolé. Durant les premiers mois de 1952, sept attentats furent perpétrés contre l’organisation en Europe. Trois membres du Chat y trouvèrent la mort. Onze parents ou proches y laissèrent également la vie, victimes de l’aveuglement des tueurs.
D’après Aaron, il ne faisait aucun doute que l’organisation avait été infiltrée et qu’une taupe s’était glissée parmi eux.
Durant sa longue convalescence, la sécurité de Nathan fut assurée par trois membres du Chat qui se relayaient sans relâche à son chevet et ne le quittaient pas des yeux.
Immobilisé sur son lit d’hôpital, assommé par les analgésiques et la morphine, il s’était repassé les moments de bonheur qu’il avait vécus avec Éva : leur première étreinte dans les bois, leur amour indestructible, la naissance d’Haïka, les rires joyeux de leur fille, les jours heureux passés ensemble.
Cette longue épreuve ne fit que renforcer sa détermination et aviver sa soif de vengeance. Il ne songeait qu’à recouvrer la santé pour reprendre sa mission et châtier les assassins de la femme qu’il aimait et du fils qu’il ne connaîtrait jamais. Lors de son départ de l’hôpital de Stuttgart, le médecin qui avait pratiqué l’autopsie d’Éva lui avait révélé qu’elle attendait un garçon.
Aaron avait tenté de le raisonner.
— C’est la guerre, Nathan. Nous savions qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous retrouverons les meurtriers de ta famille et nous les punirons. N’en fais pas une affaire personnelle. Si tu es prisonnier de tes émotions, tu perdras ton sang-froid et tu perdras le combat. Laisse-nous régler ce problème, je te donne ma parole que nous les retrouverons et qu’ils paieront.
Ce n’est qu’à la fin du mois de septembre, après un voyage semé de fausses pistes que Nathan revit Haïka. Aaron lui avait trouvé refuge au sein de sa famille en Israël, à Haïfa, au nord du pays.
Haïka avait bien changé. Elle avait grandi et sa beauté était éclatante. Sa ressemblance avec Éva était troublante, ce qui lui arracha le cœur.
Son caractère aussi avait changé. La joie de vivre semblait l’avoir quittée. Elle réclamait sans cesse sa mère, pleurait pour un rien et demandait à retourner dans sa maison. Des larmes plein les yeux, Nathan l’avait prise dans ses bras pour la consoler.
— Bientôt, Larziza, bientôt, nous serons à nouveau réunis et nous retrouverons notre maison.
Nathan séjourna plusieurs semaines en Israël et en profita pour découvrir le pays.
Il en tomba d’emblée amoureux.
Joseph, le cousin d’Aaron, un sexagénaire qui riait de ses propres plaisanteries, lui servit de guide. Sa bonne humeur et son optimisme rassérénèrent quelque peu Nathan.
Durant quatre semaines, ils parcoururent le pays du nord au sud et d’est en ouest. Nathan eut un coup de cœur pour Jérusalem, la ville blanche. Il se dit qu’il aimerait y passer des jours paisibles, avec son père et sa fille, quand le dernier Rat aurait péri.
Il apprécia l’enthousiasme, la persévérance et le courage de son peuple. Il fut admiratif du travail qu’ils accomplissaient et de l’opiniâtreté dont ils faisaient preuve pour construire leur pays.
Aux abords du Néguev, il s’étonna du contraste qui existait entre la végétation fournie qui s’épanouissait du côté israélien et le désert aride qui s’étendait de l’autre côté de la frontière.
Joseph avait souri.
— C’est la différence qu’il y a entre nous et les Arabes. Ils attendent qu’Allah vienne à leur secours, tandis que nous, nous prenons notre destin en main.