En novembre, Nathan entreprit un long périple qui l’amena de Haïfa à Gênes, en passant par Chypre.
Arrivé en Italie, il prit un train et parcourut la France en direction de Cherbourg.
Dans le port français, il trouva une place à bas prix sur un bateau qui partait vers l’Angleterre. À peine débarqué à Liverpool, il monta à bord du Georgic en partance pour New York. Durant la traversée, il fit la connaissance de Karl Susfeld, un jeune idéaliste qui rêvait de faire un procès à tous les criminels de guerre.
Nathan l’écouta sans lui dévoiler son rôle ni parler du Chat. Ils sympathisèrent et se promirent de rester en contact.
À New York, de nouvelles difficultés attendaient Nathan. La santé de son père déclinait et son médecin craignait qu’il ne soit atteint d’un cancer.
Ils passèrent de nombreuses heures à parler du passé et à tenter de se remonter le moral.
À la mi-décembre, Nathan fit son retour en Israël. Il commença à travailler dans une exploitation agricole communautaire située sur les flancs du mont Carmel, non loin de Haïfa. Il insista auprès des responsables du kibboutz pour ne pas bénéficier de régime de faveur et demanda à effectuer des travaux manuels.
Durant trois mois, il s’épuisa au travail pour tenter de chasser ses cauchemars lancinants.
À force de volonté et de détermination, il parvint à surmonter son infirmité et récupéra une partie importante des fonctions de sa jambe, ce qui lui valut l’admiration de la communauté.
Chaque samedi, il rejoignait Haïfa et passait la journée avec sa fille, à l’entourer d’attentions, à lui parler, à jouer avec elle en vue de retrouver un climat de confiance.
Jour après jour, Nathan remonta la pente.
En mars 1953, il appela Aaron.
— Aaron, c’est Nathan.
— Je t’ai reconnu, Nathan. À ta voix, j’ai l’impression que tu vas mieux. Je t’écoute.
— Je rentre en Allemagne dans dix jours. Je reprends la mission. Préviens les autres que je suis de retour.
63
Dans le crépuscule
Je sors de l’autoroute à Karlsruhe-Durlach. Il est vingt et une heures dix, le jour décline, mais la chaleur reste pesante.
J’ai quitté Bruxelles à seize heures. J’ai mis plus de cinq heures pour faire cinq cents kilomètres. Comme chaque premier week-end d’août, les Bataves sont lâchés ; ils franchissent leurs frontières et viennent polluer les autoroutes avec leurs caravanes. Je n’ai jamais compris l’intérêt que l’on pouvait trouver à passer ses vacances dans un espace de trois mètres carrés.
À première vue, Karlsruhe n’est ni belle ni moche. Elle ressemble à la majorité des villes allemandes : propre, rectiligne et sans âme.
Je m’engage dans la Durlacher Allee.
Malgré l’heure avancée, la circulation est dense, je roule au pas. À ma gauche, à une centaine de mètres, une fête foraine bat son plein.
Les tentacules des engins se déploient dans les airs. Les battements d’une musique tapageuse vibrent dans mes tympans, entrecoupés par des concerts de sirènes et des hurlements hystériques.
Pourquoi se font-elles catapulter de la sorte ? Qu’elles se fassent baiser dans les règles de l’art si elles sont en manque de sensations.
J’arrive à hauteur de l’entrée du parking.
Le chaos règne. Les conducteurs jouent des coudes. Je descends la vitre. Une odeur âcre de saucisses grillées envahit mes narines. Le gamin qui me précède sort la tête et me lance une tirade en schleu d’un ton agressif. Je lui présente mon majeur et lui fais comprendre que je me fous de sa kermesse.
Il maugrée, manœuvre et me cède le passage.
Je m’extirpe de la cohue et poursuis mon chemin vers le centre. Arrivé au bout de l’avenue, je bifurque dans la Kaiserallee. Un large terre-plein sépare les deux bandes de circulation. Je continue jusqu’au carrefour, contourne le rond-point et repars en sens inverse.
J’ai le sentiment d’arriver à la croisée des chemins.
Soit les réponses aux questions que je me pose depuis tant d’années se trouvent à quelques centaines de mètres, soit je fais une nouvelle fois fausse route et mourrai sans connaître le fin mot de l’histoire.
Je prends à droite, m’engage dans la Scheffelstrasse. La rue est à sens unique. Peu de voitures sont garées le long du trottoir.
La voie longe un quartier de bureaux à l’abandon.
Je ne discerne que quelques fenêtres éclairées, éparpillées sur les façades délabrées. Les travaillomanes du vendredi clôturent un dernier dossier avant de s’offrir un week-end sans culpabilité.
Le numéro 53 est un immeuble désaffecté de cinq étages. La façade principale est maculée de traînées d’humidité verdâtres. De nombreuses vitres sont brisées. Aucune lumière ne filtre.
Une enseigne commerciale agonise sur l’un des murs. Deux lettres ont mis les voiles.
Je navigue entre plusieurs scénarios : John s’est planté, il s’est fait flouer par son contact, ou je ne suis pas à la bonne adresse.
Je roule au ralenti jusqu’au coin de la rue. Un coup d’œil aux alentours confirme mon impression. Le quartier a dû connaître un boom dans les années soixante avant de tomber en décrépitude. Dans peu de temps, les bulldozers lui régleront son compte.
Je fais le tour du bloc et m’arrête une seconde fois devant l’immeuble. Je contrôle le numéro de maison. 53. Je ne me suis pas trompé.
Je détaille les lieux. Des détritus s’amoncellent au bas de la porte d’entrée. Les vitres qui subsistent sont crasseuses, le parking est défoncé, de nombreuses dalles sont manquantes.
Je me mets sur le côté, coupe le moteur et attrape mon téléphone.
J’expédie un message à John.
Tu te fous de moi ? Je suis à Karlsruhe, devant ton immeuble. Personne n’y a mis les pieds depuis 1967. Vérifie l’adresse.
Tout de suite.
S.
Sa réponse me parvient dans les trois minutes.
Je suis désolé, Stanislas.
Je viens de contrôler, il s’agit bien du 53, Scheffelstrasse à Karlsruhe, code postal 76135.
Peut-être y a-t-il deux Scheffelstrasse à Karlsruhe.
Que puis-je faire pour toi ?
John
Je jette un nouveau coup d’œil à la façade. Mon regard est attiré par un mouvement, un bref reflet derrière l’une des vitres du dernier étage.
Je fixe la fenêtre. Quelqu’un se promène avec une lampe de poche à l’étage. Un homme apparaît dans l’encadrement. Je le situe dans la quarantaine ; les cheveux en bataille, une chemise blanche. Il regarde dans ma direction. Malgré la distance qui nous sépare, je sens son regard fixé sur moi.
J’ouvre la portière, sors de la voiture sans le quitter des yeux. Il m’observe encore quelques instants avant de s’éclipser.
Je ferme la voiture et me dirige vers l’immeuble. La porte d’entrée est condamnée. Les vitres sont couvertes de suie, des fragments de palettes de bois entravent le passage.
Je fais le tour de l’immeuble. L’arrière du bâtiment est protégé par une clôture de barbelés que des vandales ont défoncée depuis belle lurette.
J’enjambe la barrière et débouche sur une zone de chargement. Je tente de soulever l’un des volets métalliques, sans succès. Le deuxième oppose la même résistance.