Je l’observais.
De temps à autre, elle relevait la tête.
Je ne baissais pas les yeux pour autant. Je continuais à la dévisager, impassible.
Ses tentatives d’intimidation restant vaines, elle a fermé le couvercle de son ordinateur et m’a interpellé avec une pointe d’agacement.
— Je peux faire quelque chose pour vous, monsieur ?
J’ai attendu quelques instants avant de répondre.
— J’ai bien une idée, mais vous risquez d’être choquée.
La perspective de recevoir une gifle ne m’a jamais découragé. Ce type de dénouement s’est rarement produit, mais je me suis mangé un nombre incalculable de râteaux sans que cela n’affecte mon opiniâtreté.
La majorité des hommes rêvent d’accouplements furtifs, de relations torrides ou d’histoires de cul sans lendemain, mais peu osent prendre l’initiative. La plupart des femmes aspirent aux mêmes choses, mais les hommes qu’elles côtoient sont des dégonflés, des défaitistes, incapables de lire dans leurs pensées, terrorisés à l’idée de subir un revers.
Pour baiser, il faut oser, et laisser son amour-propre au vestiaire.
Elle m’a examiné avec hostilité, tiraillée entre l’insulte et le mépris.
Ne sachant quelle option choisir, elle s’est levée.
— Je vais prendre un café.
D’autres auraient capitulé.
Je me suis levé à mon tour.
— C’est une bonne idée.
Nous sommes allés à la voiture-restaurant. Je lui ai offert un café et nous avons échangé quelques banalités. Elle était informatrice médicale pour un laboratoire pharmaceutique allemand et se rendait à Lyon pour suivre un séminaire sur les antibiotiques.
Les civilités terminées, je lui ai confié à mots à peine couverts que j’avais envie de la baiser.
Elle a avalé le reste de son café d’un trait.
— D’accord, mais avant, il faut que je fume une clope et que je boive un verre.
Il n’était pas encore interdit de fumer dans les trains. Elle a allumé une cigarette pendant que j’allais lui acheter une mignonnette de whisky.
Elle l’a avalée d’un coup.
Alors que nous retournions à nos places, elle s’est faufilée dans l’une des toilettes, m’a aspiré à l’intérieur et a refermé la porte.
Sans un mot, elle s’est agenouillée et m’a déboutonné, les doigts fiévreux. Elle a descendu mon froc d’un geste sec et m’a pris dans sa bouche avec avidité. Je l’ai empoignée par les cheveux pour lui dicter le rythme. Pendant qu’elle s’activait, elle a glissé une main entre ses jambes et a commencé à se caresser. Je n’étais pas loin de l’explosion quand elle s’est redressée et s’est retournée.
Elle a posé les mains de part et d’autre du lave-mains, les jambes écartées, la croupe offerte. Elle me défiait dans le miroir, le regard hautain, le menton relevé. D’un balayage du pied, j’ai accentué l’angle. J’ai relevé sa robe jusqu’à la taille. Je ne me suis pas soucié de lui ôter son slip, j’ai écarté le tissu pour dégager sa fente. J’ai plié les genoux et l’ai pénétrée d’une poussée.
Les mains accrochées à ses hanches, je lui ai assené de vigoureux coups de reins. Elle a poussé de petits gémissements puis s’est immobilisée, le souffle court, la bouche ouverte, les yeux fermés. J’ai accéléré le mouvement et je me suis vidé en elle dans un râle.
Nous nous sommes rajustés et avons rejoint nos places. Certains passagers avaient épié notre manège. Elle s’est assise et a continué à m’étudier, en silence, avec un sourire en coin.
À l’approche de Montchanin, elle s’est penchée, a approché sa bouche de mon oreille.
— Tu baises comme une brute.
Je n’ai pas répliqué.
Je me suis levé, j’ai pris ma valise et je suis descendu. Je ne l’ai jamais revue. J’ai oublié son nom, mais le souvenir reste vivace.
Une telle occasion ne s’est pas représentée et ne se représentera pas dans ce train-ci. Ma voisine doit friser les quatre-vingts berges, elle lit le dernier Musso en grommelant. Son mari dort sur le siège qui lui fait face.
Je débarque à Lyon Part-Dieu à seize heures. La chaleur est accablante. Je traverse la gare et fais irruption sur le parvis. En principe, il devrait m’appeler dans quinze minutes. Je déteste les jeux de piste.
Un crève-la-faim se jette sur moi pour me vendre un canard, un autre m’explique en larmoyant qu’il a besoin d’une petite pièce. Je les chasse d’un geste.
Je commence à croire au canular quand mon téléphone se manifeste.
Numéro masqué.
— Je vous écoute.
Je perçois une sorte de chuintement à l’arrière-plan.
— Vous êtes à Lyon ?
— Comme prévu. Où êtes-vous ?
Il reprend son souffle.
— Prenez un taxi, l’hôpital Saint-Joseph, quatrième étage, chambre dix-neuf.
— C’est noté.
Je consulte le plan de la ville sur mon téléphone portable. L’hôpital Saint-Joseph est situé sur le quai Claude-Bernard, inutile de prendre un taxi, j’en ai pour moins d’une demi-heure à pied.
Le soleil de juin est implacable.
Je suis trempé lorsque j’atteins le centre hospitalier, un grand bloc fait de verre et de béton. L’architecte qui l’a conçu devait être dépressif. La façade est composée d’une mosaïque de carreaux noirs, orange et gris d’un goût exécrable.
Je retrouve l’odeur de mort et de merde qui stagne dans les hôpitaux. Je monte au quatrième étage et me dirige vers le bureau des infirmières. J’interpelle l’une d’elles, une gamine qui consulte une fiche quelconque.
— Qui se trouve dans la chambre dix-neuf ?
Elle me regarde avec hauteur. Je ne lui ai pas dit bonjour, je ne suis pas navré de l’avoir dérangée, je n’ai pas motivé ma question.
Je les connais, j’en ai baisé plus d’une, la blouse blanche et le pouvoir de tuer leur procurent un sentiment d’impunité et d’omnipotence divine.
— Pardon. Monsieur ?
— Qui se trouve dans la chambre dix-neuf ?
— Le pasteur Orwell, pourquoi ? Vous êtes de la famille ?
Je crois avoir mal entendu.
Le pasteur Orwell ? C’est une farce ? Je me suis fait blouser par un évangéliste ? Il va me servir un sermon sur le pardon et tenter de me faire rentrer dans le droit chemin ?
— Je ne suis pas de la famille, qu’est-ce qu’il a votre pasteur ?
Mon aplomb la déstabilise. Elle pense que je suis médecin et remballe sa morgue.
— Cancer bronchique. Monsieur Orwell est en soins palliatifs depuis six semaines.
— Merci.
Je m’enfonce dans le couloir, repère la chambre dix-neuf et pousse la porte.
Les stores sont baissés, la chambre baigne dans la pénombre. Une odeur de désinfectant et de pisse froide me prend à la gorge.
J’avance d’un pas.
Un lit occupe la pièce, mais il est vide. Un homme d’une maigreur cadavérique est assis dans un fauteuil, près de la fenêtre. Son corps disparaît dans une robe de chambre sombre d’où émergent des bras et des jambes décharnés.
Mes yeux s’habituent progressivement à l’obscurité. Je distingue certains détails, la poche d’urine accrochée sur le côté du siège, le téléphone portable posé sur le bras du fauteuil, un vieux Nokia de première génération, à peine moins volumineux qu’une caisse enregistreuse.
Le visage de l’homme est osseux, ses yeux sortent de leurs orbites, quelques cheveux filasse agonisent sur son crâne.
Il lève un bras, indique la direction du lit.
— La table de nuit. Le tiroir.
Si j’y trouve une Bible, je la lui fais bouffer.