L’exécution se déroulerait dans l’enceinte du cimetière en construction. Les lieux étaient déserts durant la nuit et le travail commençait plus tard le samedi. Pour des raisons de sécurité, aucune arme ne serait utilisée. L’homme serait pendu et son cadavre réduit en cendres.
La rencontre fut fixée au 23 avril, à dix-sept heures.
La veille du départ, Élie prit contact par téléphone avec Nathan. Il éprouvait de grandes difficultés à s’exprimer.
— Qu’est-ce qui se passe, Élie ?
— Il faut que je te parle, Nathan, au sujet de demain.
— Il y a un contretemps ?
Il mit un certain temps à répondre.
— Non, ce n’est pas ça.
Nathan fit preuve d’impatience.
— Dans ce cas, ne tourne pas autour du pot et dis-moi ce qui se passe. Tu ne veux pas venir ?
— Bien sûr, je veux en être.
— Alors ?
Élie reprit son souffle.
Ses hésitations et son bégaiement étaient plus marqués que d’habitude.
— Un jour, je t’ai raconté mon histoire, tu te souviens ? Le vingtième convoi, l’attaque, les résistants belges qui m’ont sauvé la vie ?
— Oui, je m’en souviens.
— J’ai gardé le contact avec l’un d’eux, celui qui m’a sauvé la vie. Il m’a caché chez lui, il m’a fourni de faux papiers et du travail. Il a pris de gros risques pour moi.
— Tu m’as raconté ça.
Il se racla la gorge.
— Cet homme a besoin de nous.
Nathan s’emporta.
— Il a besoin de nous ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Cet homme sait ce que tu fais ?
— Ne t’énerve pas, Nathan, j’ai confiance en lui. Je donnerais ma vie pour lui comme je donnerais ma vie pour toi.
— Ce n’est pas une question de confiance, mais de sécurité. Tu connais les règles, non ? Qu’est-ce qu’il veut ?
— Je préfère qu’il t’en parle lui-même, il saura trouver les mots. Tu me connais.
— On verra ça plus tard.
Élie ne lâcha pas prise.
— Ne te fâche pas et laisse-moi parler.
Nathan sentit qu’il était au bord des larmes.
— Bon, je t’écoute.
— J’aimerais que tu le voies demain. Il ne te demande que cinq minutes, pas plus. Il a réservé un vol pour Milan, je le retrouverai dans l’après-midi à l’aéroport. Je viendrai avec lui à Caprino Veronese. Il te parlera. Après ça, quelle que soit ta réponse, il repartira avec la voiture de location et la redéposera à Milan.
Nathan explosa.
— Tu imagines ce que tu me demandes ? Il ne peut pas attendre ?
— Je me suis engagé à l’aider. Il m’a sauvé la vie, Nathan.
— Il t’a manipulé pour que tu acceptes ? Il t’a menacé ? Il a conclu un marché avec toi ?
— Non, Nathan, rien de tout ça. Quand il t’aura parlé, tu comprendras. Il se bat pour une cause juste.
Nathan était sur le point de refuser.
La demande était en contradiction avec toutes les règles de sécurité.
L’espace d’un instant, il se souvint qu’Élie lui avait sauvé la vie lors de leur intervention à Bruxelles.
Malgré ses réserves, il accepta.
67
Adieu connard
Dimanche matin. J’émerge.
Le cauchemar est revenu, dans sa version d’origine ; le téléphone qui sonne, ma mère qui s’effondre, les cubes de bois.
Je m’assieds au bord du lit, me lève avec lenteur.
L’enclume que j’ai dans la tête heurte les parois de mon crâne. Ma vue s’obscurcit. Je ferme les yeux et attends que le mouvement de roulis cesse.
Je me traîne jusqu’à la fenêtre.
Les nuages ont fait leur réapparition, mais la température reste élevée.
Je suis rentré de Karlsruhe samedi matin, vers cinq heures. Je me suis aussitôt jeté au lit. La narcose a provoqué des effets de longue durée. J’ai passé la journée à soigner mes migraines en me terrant dans ma chambre.
Entre les crises, j’ai tenté de remettre mes idées en place.
Je sais à présent qui sont les assassins de mon père : une bande de tueurs nazis qui protégeaient un ex-dignitaire en cavale.
Mon père était à la recherche de Rudolf Volker. Par je ne sais quel subterfuge, il est parvenu à prendre contact avec Nathan Katz. Il était au courant que ce dernier faisait partie d’une organisation structurée qui savait où se trouvaient les nazis exfiltrés.
Comment était-il au courant ? Je n’en ai aucune idée, sinon qu’il avait fait quelque chose pour eux pendant la guerre.
Un lien avec son passé de résistant ?
Il a planifié une rencontre avec Katz à Caprino Veronese. Le chasseur de nazis a accepté de le tuyauter sur Rudolf Volker et lui a fixé un autre rendez-vous.
Ils se sont revus en juin, à Berlin. Entre-temps, Katz s’était renseigné et lui a révélé que Volker se trouvait au Caire, dans l’ombre de Johann von Leers.
Katz l’a mis en garde contre les risques de partir à sa recherche et a tenté de le décourager. Mon père n’en a pas tenu compte et s’est envolé vers Le Caire et sa mort annoncée.
Pourquoi voulait-il rencontrer Volker au risque d’y laisser sa peau ?
Par amour.
Votre mère ne vous a pas parlé de lui ?
Deux phrases énigmatiques qui tournent en boucle dans ma tête.
Les nazis ont été mis au courant de sa venue et ont monté une opération coup de poing. En plus de mon père, ils ont laissé seize cadavres sur le carreau et une vingtaine de blessés, dans le seul but de décourager Nathan Katz et ses vengeurs. Un scénario apocalyptique qui aurait fait un bien meilleur bouquin que le récit de science-fiction que j’ai pondu.
Par la suite, l’organisation de Katz a liquidé les tueurs, de même que Volker et un tas d’autres ex-nazis.
Il me reste à connaître le fin mot de l’histoire : pourquoi mon père voulait-il rencontrer ce nazillon si ce n’était pour l’éliminer ? Quelle information détenait ce sous-fifre ?
Je descends, mets la machine à café en marche.
Je ne comprends pas l’importance que Katz semblait accorder au chapeau que portait mon père sur la photo.
Mon chat vient chercher ses caresses.
Je le repousse du pied.
J’allume mon téléphone. Un message de Magali m’attend.
Je vais prendre le petit déjeuner au Sablon ce matin, vers onze heures. J’espère t’y voir. On pourrait reprendre la conversation que nous avons entamée, à l’endroit où nous l’avons laissée la dernière fois.
Bisous,
Magali
J’efface le message.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit au moment où je m’apprête à prendre ma douche.
Je ne reçois jamais de visite.
Hormis la femme de ménage ou un rare livreur de pizza, personne ne s’aventure ici. Encore moins le dimanche.
Je descends, ouvre la porte à la volée, prêt à renvoyer la horde de scouts qui vient me vendre des porte-clés.
Thierry se tient sur le pas de la porte.
Avec son bermuda qui flotte sur ses jambes décharnées, son tee-shirt publicitaire et ses épaisses lunettes, il me fait penser à Woody Allen.
Il affiche un sourire forcé.
— Je passais dans le coin.
— Bien sûr, tu fais ta tournée dominicale, comme tous les toubibs.
Il fait un pas en avant.
— Je peux entrer ?
Je lui bloque le passage.
— C’est le bordel là-dedans. Qu’est-ce que tu veux ?