Nous traversons quelques villages. Ils semblent inhabités. Les trottoirs sont déserts. Je ne vois ni commerce, ni café, ni restaurant. Il me faut un moment pour réaliser qu’un élément familier dénote par son absence ; aucune enseigne, aucune affiche publicitaire n’orne les façades.
Pour ajouter à la désolation ambiante, l’éclairage urbain n’a pas encore été installé.
Trente kilomètres nous séparent de Messdorf.
Plus nous nous enfonçons dans l’arrière-pays, plus les habitations donnent l’impression d’être à l’abandon. De nombreuses maisons sont en ruine, quelques-unes se disent à vendre. Entre les hameaux, nous retrouvons les interminables lignes droites.
Vingt kilomètres.
Plus je m’approche de la destination, plus j’ai le sentiment de remonter le temps. Rien de neuf n’a été construit ici depuis Staline.
Quinze kilomètres.
Kremkau.
À Berkau, nous croisons une Trabant bleu ciel.
Les maisons qui sont encore debout ressemblent aux bâtisses à colombages que l’on voit en Normandie. Les façades sont bardées de pans de bois entre lesquels jaunit un torchis ou du plâtre. D’autres sont en briques rouge vif. Certaines sont coiffées d’un toit de chaume.
Bismark, un village à peine plus gros que les autres.
À la sortie de la bourgade, nous longeons de longues barres d’immeubles disposées en parallèle, les sinistres logements communautaires de l’ex-RDA. Ils ressemblent à des casernes désaffectées. Du linge pend à certaines fenêtres, signe apparent d’un reste de vie.
Laura sort de son mutisme.
— C’est riant, comme coin. Ils savent que l’Allemagne est réunifiée ?
— Je n’ai pas l’impression.
— Vous avez une idée de ce qui nous attend là-bas ?
— Aucune.
Huit kilomètres.
Je me rends compte que sa présence ne sera peut-être pas nécessaire. Ce qui nous attend n’est peut-être qu’une maison en ruine, un monument ou un cimetière.
Une autre ligne droite de plusieurs kilomètres nous amène à Buste, dernière étape avant Messdorf. Nouveau virage serré, suivi d’une nouvelle ligne droite.
Nous arrivons à la gare de Messdorf, une simple aubette au bord de la voie ferrée. Mon navigateur m’informe qu’il me reste deux kilomètres à parcourir.
À l’entrée de Messdorf, le macadam fait place aux pavés. Nous sommes sur la Hauptstrasse, il me reste à trouver le 27, aucune maison n’affiche de numéro.
J’interpelle Bellini.
— Que veut dire Hauptstrasse ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Avenue principale.
Je roule au ralenti.
Il est seize heures. Le village dort, pétrifié sous le soleil. Personne dans les rues. Quelques voitures sont garées sur les bas-côtés, pour la plupart de vieux modèles Volkswagen ou Audi.
Nous parcourons une centaine de mètres.
Laura se manifeste.
— Là, le 25. C’est la maison suivante.
— Ça dépend dans quel sens vont les numéros.
La précédente est en ruine.
Bellini confirme.
— C’est la suivante.
Nous nous arrêtons devant une ferme brun-rouge d’une vingtaine de mètres de long. Aucune porte ne s’ouvre sur la façade. Trois fenêtres à croisillons sont disposées du côté droit, trois autres du côté gauche.
Au centre, une large voûte d’entrée donne accès à la cour intérieure.
Je coupe le moteur. Nous sortons de la voiture. Le soleil nous tombe sur les épaules. La chaleur est suffocante.
J’indique la façade.
— Entrons par là.
Nous franchissons le porche.
Une odeur pestilentielle assaille mes narines, un infect mélange de charnier et de bêtes sauvages.
Laura se bouche le nez.
— Quelle puanteur !
Nous débouchons sur une vaste cour carrée. Une grange occupe le fond. Des écuries s’ouvrent de chaque côté. Une citerne et un tas de purin trônent au milieu de l’étendue, mais ce n’est pas de là que provient l’odeur persistante qui s’infiltre dans les recoins de mes narines.
La première porte de l’écurie est entrouverte. Les relents s’échappent de cette pièce. Je fais quelques pas et pousse le vantail.
Deux carcasses de sangliers sont suspendues, tête en bas. Les pattes arrière sont retenues par des chaînes qui coulissent dans un crochet fixé au plafond. Une mare de sang noirâtre se mêle à la paille jetée au sol.
Laura a un mouvement de recul.
— Quelle horreur !
Elle s’éloigne et se dirige vers l’entrée de la bâtisse.
La porte s’ouvre au moment où elle l’atteint. Une femme d’une soixantaine d’années fait son apparition dans le chambranle. Elle examine Laura comme si elle débarquait de l’espace.
Laura la calme d’un geste et se lance dans une longue explication.
La femme l’écoute, méfiante. De temps à autre, elle jette un coup d’œil dans ma direction.
Je reste à distance, je fais peur aux autochtones.
Le visage de la femme se détend peu à peu et ses yeux s’agrandissent tandis que Laura poursuit son discours.
J’observe la scène à l’ombre de l’écurie.
L’odeur pénétrante des sangliers s’incruste dans ma chair.
Lorsque Laura arrête de parler, la physionomie de la femme change à nouveau. Elle semble désemparée par ce qu’elle vient d’apprendre.
Elle regarde autour d’elle et se lance à son tour dans un long monologue.
Quand elle a terminé, elle prend les mains de Laura dans les siennes et me regarde avec insistance. Elle est au bord des larmes.
Laura se retourne et me fait signe.
Elle aussi semble bouleversée.
— Venez, elle va l’appeler sur son portable.
— Appeler qui ?
— Vous verrez, nous allons l’attendre à l’intérieur.
72
Un nombre limité de personnes
À la fin du mois de mai 1954, les observateurs du Chat découvrirent que bon nombre de nazis réfugiés en Argentine se préparaient à quitter le pays.
Le président Perón qui avait jusqu’alors fermé les yeux sur leur présence, faisait face à de graves problèmes économiques et était confronté à une corruption généralisée. L’orientation laïque qu’il avait prise avait soudé l’opposition et un coup d’État semblait inévitable.
Nathan apprit que Johann von Leers faisait partie des candidats au départ et envisageait de se réfugier en Égypte. Plusieurs émissaires avaient été envoyés sur place pour négocier sa venue.
Rudolf Volker faisait partie de cette délégation. Il avait pris contact avec le ministre de l’information égyptien pour lui proposer la candidature de son mentor.
En attendant l’arrivée de von Leers, Volker s’était établi au Caire, dans une villa prêtée par Haj Amin Al-Husseini, l’ancien mufti de Jérusalem. Ce dernier avait également mis à sa disposition des hommes de sa garde personnelle.
Nathan demanda au responsable du Moyen-Orient de lui faire parvenir des informations sur Rudolf Volker. Il apprit qu’il était plus qu’un simple secrétaire pour Johann von Leers et qu’ils entretenaient un autre type de relation.
Début juin, Nathan prit contact avec Robert Kervyn.
— J’ai des informations pour vous. Autant vous le dire tout de suite, ce ne sont pas de bonnes nouvelles pour ce que vous voulez faire. Je sais où se trouve l’homme que vous cherchez, mais vous avez peu de chances de parvenir jusqu’à lui.
— Laissez-moi en juger par moi-même.
— Comme vous voulez. Je ne vous en dis pas plus au téléphone. Il faudrait que vous veniez à Berlin pour qu’on puisse en parler de vive voix.