— Je viendrai. Proposez-moi une date.
La rencontre fut fixée au 22 juin 1954.
Le 15 juin, une semaine avant le rendez-vous, Andrzej Zawadzki, le collaborateur de Nathan à Francfort, fut abattu par deux hommes cagoulés alors qu’il sortait de chez lui.
Son adresse n’était connue que d’un nombre limité de personnes.
73
Comme un gamin
Je suis assis sur une chaise bancale. La salle à manger est meublée à l’ancienne ; table massive, chaises disparates. La température y est fraîche. Le sol est fait de carreaux en damier blancs et noirs. Bon nombre sont fendus. Dans le fond, une haute armoire vitrée présente une collection d’assiettes en porcelaine décorées.
Laura fait mine de s’y intéresser, pose des questions pointues pour se donner une contenance. La femme sort la pièce maîtresse, en vante les mérites, souligne certains détails. Laura s’extasie.
L’odeur de sanglier me poursuit. La demeure en est imprégnée. Le jus de pomme que la femme nous a servi en conserve un arrière-goût.
J’écoute la conversation à distance, sans en comprendre le moindre mot. J’examine la pointe de mes chaussures avec le sentiment d’être dans la salle d’attente d’un dentiste.
L’horloge à balancier égrène les secondes avec une lenteur désespérante.
Chaque minute semble interminable.
Une voiture pénètre dans la cour, donne un coup de frein sec. Le moteur lance un dernier rugissement avant de s’arrêter. Une portière claque. Des pas crissent sur le gravier, escaladent les marches.
Un homme apparaît dans le chambranle de la porte.
Il est aussi grand que moi, mais son corps est plus massif. Il porte une tenue de chasse et un fusil en bandoulière. Je lui donne une dizaine d’années de plus que moi. Je ne l’ai jamais vu, mais son visage m’est familier.
Laura et la femme se sont tues. L’homme les ignore, il n’a d’yeux que pour moi.
Il avance de quelques pas.
Je me lève.
Nous sommes à moins de cinq mètres l’un de l’autre.
Un long moment de silence s’installe dans la pièce.
Lentement, les pièces du puzzle se mettent en place. Les indices que j’ai négligés prennent leur signification : la cérémonie du 16 juillet, la lettre dans laquelle Rudolf Volker dit qu’il est content pour son frère.
Les mots et les silences trouvent leur sens.
Nous n’avons pas encore de nouvelles de Reinhard.
Je le dévisage comme il me dévisage. Nous reconnaissons nos yeux gris-bleu, notre nez busqué. Il sait qui je suis et je sais qui il est.
Son regard se voile.
Il cherche à prononcer un mot, n’y parvient pas, essaie à nouveau, renonce.
En désespoir de cause, il plonge une main dans sa poche, en ressort un objet.
Il fait un pas, tend la main, ouvre sa paume.
Je reconnais au premier coup d’œil la perle noire montée en pendentif. Je sais qu’une initiale est gravée sur le fermoir et qu’il s’agit d’un « I ». Le témoignage d’amour d’une mère à son enfant, le vœu inexprimé de ne pas le perdre à jamais.
L’émotion me saisit à la gorge. Ma vue se brouille, mes joues deviennent humides. Il me faut quelques secondes pour réaliser que je chiale comme un gamin.
74
Prendre des clichés du parc
Le rendez-vous entre Nathan Katz et Robert Kervyn était fixé à onze heures dans la Bellevue Allee, du côté de la place Kemper, à l’entrée du Tiergarten, le vaste parc situé au centre de Berlin.
La fin juin approchait, mais l’été tardait à venir. Quelques nuages obscurcissaient le ciel et la température ne dépassait pas les quinze degrés.
Par mesure de précaution, Nathan expliqua brièvement à Moshe de quoi il retournait et lui proposa de le suivre à la dérobée. Ils partirent en même temps, mais Moshe prit de l’avance, le handicap de Nathan l’empêchant de marcher au même rythme.
Robert Kervyn avait débarqué à Tempelhof tôt le matin et attendait à l’heure et à l’endroit convenus. Il portait un long manteau gris et avait l’allure des nombreux hommes d’affaires qui sillonnaient Berlin en tous sens. Nathan prit note qu’il était coiffé du même chapeau troué qu’à Caprino Veronese.
Les hommes se serrèrent la main et prirent place sur l’un des bancs, surprenant quelques lapins qui s’enfuirent en gambadant.
Kervyn marqua sa surprise.
— Il est rare de voir des lapins courir dans le centre d’une grande ville.
Nathan sourit.
— Au Tiergarten, vous pouvez croiser des lapins et des renards. Certains prétendent y avoir vu des sangliers.
— Pourquoi votre organisation a-t-elle choisi Berlin ? C’est une ville que vous devez détester.
Nathan soupira.
— C’est ici que tout a commencé, c’est ici que tout s’est terminé. Les Anglais, les Français et les Américains sont à portée de main. Les Russes sont là aussi. Tous sont susceptibles de nous fournir de précieuses informations sur ce que nous cherchons.
Kervyn jeta un regard circulaire.
— Berlin est une ville étrange. Cet endroit est un havre de paix. Il est difficile d’imaginer ce que cette ville a connu et ce qu’elle risque de connaître. Vous n’avez pas l’impression d’être assis sur une poudrière ?
— C’est l’opinion de beaucoup de Berlinois, surtout après les émeutes qui ont eu lieu l’année passée et la manière dont les chars russes ont maté la révolte. Les Allemands de l’Est ont compris à qui ils ont affaire et passent à l’Ouest. Il en vient davantage tous les jours. Cet exode est un solide affront pour les communistes. Ils ne laisseront pas la situation se dégrader. Un jour, ils construiront une frontière dans la ville.
— Et ce sera une nouvelle guerre.
Nathan eut un geste défaitiste.
— L’Histoire est un éternel recommencement. J’espère que nos enfants ne connaîtront pas de nouvelle guerre. Vous avez des enfants, monsieur Kervyn ?
— J’ai deux enfants. Deux garçons. Milosz a trois ans et Stanislas aura bientôt onze mois.
— Milosz, Stanislas ? Votre femme n’est pas belge ?
— Elle est polonaise. Et vous, monsieur Katz, vous avez des enfants ?
— J’ai une fille, Haïka, elle a quatre ans.
— Les enfants sont ce que nous avons de plus précieux.
Ils méditèrent sur cette dernière phrase durant quelques instants.
Nathan se pencha ensuite vers Kervyn et baissa le ton.
— Nous savons où est Rudolf Volker. Il se trouvait en Argentine, mais il a quitté le pays pour se réfugier en Égypte. Il est au Caire avec un groupe d’anciens nazis. Johann von Leers devrait le rejoindre bientôt. Il habite une villa dans le quartier des ambassades, près de la place Tahrir. La maison est gardée jour et nuit. Il bénéficie d’une protection rapprochée. Vous ne parviendrez jamais jusqu’à lui, vous serez mort avant.
Kervyn le fixa dans les yeux.
— Donnez-moi tout ce que vous avez sur lui. Vous connaissez certainement ses habitudes, vous savez où il va. Il y a bien un moment ou un endroit où je pourrai lui parler. Je ne lui veux aucun mal, j’ai besoin d’une information et je pense qu’il acceptera de me la donner.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est une longue histoire.
Nathan écarta les bras.
— Et alors ? Je ne suis pas pressé. Vous êtes venu à Berlin pour me la raconter, non ? Je vous écoute.
Kervyn prit une longue inspiration.
— Ma femme est polonaise, je vous l’ai dit. Elle est née en 1926. Sa famille habitait Lwów, une ville qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine. Son père était pharmacien. Elle avait deux sœurs plus âgées qu’elle. Ils ont vécu l’invasion russe en 1939. Deux ans plus tard, les Allemands ont repris cette partie de la Pologne. En décembre 1941, ma femme a rencontré un soldat allemand. L’armée allemande avait réquisitionné les annexes de la résidence qu’ils possédaient à Radziechow, dans le centre du pays. Les soldats qui étaient stationnés là étaient pour la plupart des fils de fermiers. Leur rôle était d’assurer la production agricole.