Je dépose les fleurs.
Celles de Reinhard d’abord, les miennes ensuite.
Nous sommes allés les chercher ce matin, après notre nuit blanche. Il m’a emmené dans une ferme, à quelques kilomètres de là.
Une femme en tablier nous a fait entrer dans une vaste serre, au fond de la cour. Reinhard a choisi les fleurs, la femme les a ensuite cueillies et lui a préparé un bouquet. Il en a pris un second, pour Laura, un troisième pour sa femme.
À mon tour, je lui en ai commandé un, pour ne pas être en reste.
Il n’a pas voulu que je paie et a remis un colis à la femme.
Il contenait du pâté de sanglier. Je n’arriverai jamais à me débarrasser de cette odeur. Elle est incrustée dans les fibres de mes vêtements, elle exhale de tous les pores de ma peau.
Il a lancé une phrase et s’est mis à rire.
Laura me l’a traduite.
— C’est comme ça que ça se passe ici.
Il travaille pour une coopérative de fermiers. Il est chargé de protéger leurs champs des hordes de sangliers. Ces bestioles sont capables de saccager plusieurs hectares en quelques heures.
Quand il en abat un, il le dépèce et entame sa tournée. Il troque un quartier de sanglier contre deux poulets et quelques œufs. Il échange l’un des poulets contre du lait et du beurre, une partie du beurre contre du pain, et ainsi de suite. Le commerce à l’ancienne.
Comme beaucoup, il regrette la réunification. Du temps de l’Est, les gens s’entraidaient. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi et l’argent est roi.
Il a griffonné quelques mots sur une carte et l’a accrochée au bouquet.
Bellini n’a pas eu besoin de traduire.
Elle nous a suivis jusqu’au bout de la nuit, passant sans relâche de l’allemand au français. Elle ne tenait plus debout.
Elle a fait du bon boulot.
Reinhard m’a fourni les pièces qui me manquaient et j’ai rempli les vides qu’il n’était pas parvenu à combler.
Il nous reste quelques zones d’ombre malgré tout.
Lorsqu’il avait neuf ans, ses parents lui ont avoué la vérité : il était un enfant adopté dans le cadre du programme des Lebensborn, les « fabriques d’enfants parfaits » créées par les nazis.
En août 1944, un officier de la Waffen-SS, un homme d’un village voisin qu’ils connaissaient de vue, a débarqué chez eux. Il leur a remis Reinhard qui avait un an à ce moment-là.
C’était plus qu’une demande d’adoption, c’était un ordre. Il leur a brièvement expliqué d’où venait l’enfant. Plus tard, il leur a fait parvenir les papiers qui officialisaient l’adoption en leur demandant de garder le silence.
Le couple a eu deux enfants par la suite. Peu à peu, ils ont avantagé leurs enfants naturels. Ils ont fini par considérer cet enfant adoptif comme un poids.
Reinhard ne comprenait pas ce qui se passait. Il se sentait mis à l’écart et a commencé à faire des crises de jalousie. C’est alors qu’ils lui ont avoué la vérité.
Ce jour-là, le ciel lui est tombé sur la tête.
Le couple lui a raconté que son vrai père était mort sur le front russe et qu’il était le produit d’une copulation planifiée. Ils lui ont dit qu’ils ne connaissaient pas le nom de sa mère, mais que cela n’avait aucune importance.
Je lis son nom sur la stèle.
Je me penche vers elle. Je murmure :
— Je regrette tellement.
Il est seize heures, l’orage gronde.
En toute logique, je devrais aller à l’hôtel Die Post, m’offrir une nuit de repos, le manque de sommeil risque de déclencher une migraine.
Je retrouve ma voiture.
Je pourrais être à Bruxelles vers vingt-deux heures. Bellini n’est plus là pour me harceler avec les limitations de vitesse.
Je reprends l’autoroute en direction de Ulm.
La fatigue m’envahit.
Le pauvre gosse a éprouvé la honte et n’a osé en parler à personne. Vers quinze ans, il a commencé à s’informer sur ce qui s’était passé pendant la guerre en Pologne, dans la région où son père était cantonné avant de partir au front. L’un de ses profs lui a répondu que les soldats allemands qui étaient restés pendant plusieurs mois en Pologne s’occupaient des camps.
Il a grandi avec cette certitude.
Ses parents adoptifs l’ont de plus en plus négligé. Il a dû se débrouiller seul. Il a commencé à travailler dans les champs à seize ans.
Je m’arrête à hauteur de Karlsruhe.
Il est presque dix-huit heures. Je fais le plein, j’avale trois cafés et deux sandwiches. J’en profite pour envoyer un mail à Katz. Je lui explique dans les grandes lignes ce qu’il sait déjà.
À la mort de sa mère adoptive, Reinhard a récupéré la perle et a appris qu’elle venait de sa mère.
Le doute est venu ce jour-là. Pour quelle raison sa mère lui aurait-elle remis ce bijou ?
Il a entamé une enquête.
Un joailler de Magdebourg lui a appris que c’était une pièce prestigieuse, souvent remise à la naissance dans l’aristocratie polonaise. Il a tenté d’en savoir plus, mais il a été expulsé par les bureaucrates est-allemands.
Comme il se faisait insistant, la Stasi s’en est mêlée. Il a laissé tomber.
En 1989, lors de la réunification, il a voulu connaître la vérité, mais il n’avait pour seuls outils qu’un téléphone et du papier à lettres. Il a continué ses recherches malgré tout. Deux ans plus tard, il a appris qui était son père, mais n’est pas parvenu à connaître le nom de sa mère.
Il a tenté sa chance à Lwów, devenue Lviv, et s’est heurté à l’administration ukrainienne.
Un fonctionnaire lui a fait comprendre à demi-mot qu’il était comme des milliers d’enfants de cette époque, un enfant non désiré d’un père nazi et d’une mère de race inférieure. Un sous-homme. Un moins que rien.
La honte ne l’a jamais quitté.
La même honte que ma mère a dû ressentir et qui l’a incitée à ne jamais en parler. Plus encore que la honte, l’amour qu’elle nous portait l’a poussée à nous cacher l’existence de cet enfant.
Enfant de veuve était déjà assez difficile à porter, veuve de nazi et demi-frère de schleu aurait été insupportable.
J’ai compris ce qu’elle regrettait tellement. La mort de son mari, la perte de son enfant, la honte, la mort du deuxième homme de sa vie.
À hauteur de Speyer, je suis ralenti par des travaux sur le pont qui enjambe le Rhin. Je perds une bonne demi-heure, bloqué entre les camions et les caravanes de Hollandais.
Dès que l’autoroute s’ouvre à nouveau, j’enfonce l’accélérateur. Je monte à cent quatre-vingts.
Mes paupières sont lourdes, je zigzague entre les voitures pour rattraper le temps perdu.
Quand le coq a chanté, nous avons arrêté de parler.
Nous étions épuisés. Sa femme est venue nous servir du café. Laura s’est écroulée dans le canapé.
Mon téléphone me sort de ma torpeur.
Numéro inconnu.
— Stanislas ?
Je reconnais sans peine la voix de Nathan Katz.
— Vous avez reçu mon mail ?
— Je suis content pour toi.
— Vous avez fait du bon boulot, monsieur Katz. Sans vous, je n’aurais jamais su le fin mot de cette histoire.
Il soupire.
— Il faut parfois attendre de longues années pour recevoir une réponse.
J’ai l’impression qu’il évoque autre chose que mon histoire.
— Sans doute.
— Dans certains cas, c’est mieux.
Il laisse un blanc avant de poursuivre.
— Il y a une chose que tu ne sais pas et Reinhard non plus. J’ai retrouvé certains documents, des lettres aussi. Rudolf Volker est venu chercher Reinhard à Lwów au début du mois de juillet 1944. Nous avons retrouvé les documents de transport. Il n’est pas allé directement chez ses parents. Il est d’abord retourné à Berlin et l’a placé dans une famille d’accueil parce qu’il a dû partir en mission à Alexandrie, en Égypte. L’enfant est resté à Berlin jusqu’au début du mois d’août. Quand Rudolf est reparti avec lui en Allemagne, son frère était mort au front et ses parents ont refusé de prendre l’enfant. Ce sont eux qui lui ont donné l’adresse du couple de Messdorf. Rudolf Volker a trafiqué les papiers pour en faire leur fils adoptif, comme c’était le cas pour les Lebensborn.