Un dictaphone d’un autre siècle se trouve dans le tiroir.
— Le bouton play.
Sa voix s’élève, chevrotante.
Je m’appelle Carol Orwell. Je suis né à Londres en 1932. Mon père était militaire. Je suis parti avec mes parents au Caire en 1946.
Un déclic marque chaque fin de phrase, le temps de reprendre son souffle pour continuer.
Au vu de son état, cette biographie a dû lui prendre des heures. Je comprends pourquoi il ne m’a fixé rendez-vous que trois jours après son appel.
Là-bas, j’ai subi des pressions, j’ai quitté l’école et j’ai erré quelque temps. J’ai mal tourné. J’ai fait quelques mauvaises actions. Je conduisais vite et bien. Je connaissais la ville. Je suis devenu driver… chauffeur. Je pilotais des casseurs, des braqueurs, des cambrioleurs.
J’espère qu’il m’épargnera la version longue.
Tout se faisait par téléphone. On me commandait le travail. Je choisissais la voiture. Quelqu’un volait celle dont j’avais besoin. Je prenais le team à l’endroit convenu. Je les déposais. J’attendais. Je les reprenais. C’est comme ça que ça s’est passé pour votre père. Les guys n’étaient pas du Caire. Ils étaient trois. Ils venaient de l’étranger. Je ne sais pas d’où. Un parlait anglais. Entre eux, ils parlaient allemand. Je pensais que c’était un braquage. Je ne savais pas. Après, ils ont essayé de me tuer. J’ai réussi à m’enfuir.
Il suit l’audition en hochant légèrement la tête, comme s’il approuvait ses propres dires. Ses lèvres tremblent. Il prie.
J’ai voulu me racheter. J’ai eu une expérience spirituelle, une nouvelle naissance, lors d’un rassemblement. Billy Graham était l’évangéliste. Après, je me suis fait baptiser. J’ai tout quitté et je suis parti trois ans dans une école biblique. J’ai fait une année d’apprentissage dans une église en Angleterre. J’ai été aumônier dans un hôpital psy. Pendant ces années, j’ai aussi fait des stages. Mécanique auto. Hygiène tropicale. Linguistique. Je me suis marié. J’ai suivi une année de stage dans une église à Genève. J’ai été missionnaire à Thonon. J’ai implanté une église. Au départ, nous avions deux fidèles. Après quatorze ans, je suis parti à Nantes. Treize ans de ministère. Ensuite, je suis venu à Lyon. Aujourd’hui, je suis en paix avec Dieu. Avant de partir, j’aimerais être en paix avec les hommes. Et avec moi-même.
Déclic final.
Je me retiens de l’empoigner, de le secouer jusqu’à ce qu’il crache ses débris de poumons. Je me fous de son parcours de saint homme. Je n’éprouve aucune pitié pour lui. S’il m’a fait venir pour s’apitoyer sur son sort et implorer ma clémence, il se fiche le doigt dans l’œil.
— Qui étaient ces types ?
Il passe sa langue sur ses lèvres.
— Je ne sais pas. J’ai reçu la commande par téléphone. Je suis allé les chercher dans le quartier copte. Je n’ai pas vu leurs visages. J’ai juste entendu leurs voix.
Je hausse le ton.
— Vous êtes allé les chercher, vous les avez attendus pendant qu’ils massacraient trente personnes et vous les avez ramenés à leur hôtel, tout ça sans savoir qui ils étaient ni ce qu’ils voulaient, c’est ça ?
Ses lèvres tremblent de plus belle.
— Il y a longtemps. Dieu m’a pardonné.
— Je me fous que Dieu t’ait pardonné. Ma mère ne t’aurait pas pardonné et je ne te pardonne pas non plus.
L’infirmière fait irruption dans la chambre.
L’homme l’apaise d’un geste.
— Tout va bien mademoiselle.
Elle me lance un regard chargé de reproches et referme la porte.
— Pourquoi m’as-tu fait venir si tu ne sais rien ?
— Je sais quelque chose.
— Dis-moi laquelle et dépêche-toi.
— Je sais qui était leur cible.
Des fourmis escaladent mon dos, s’éparpillent dans ma nuque.
— Qui était-ce ?
— Je ne connais pas son nom. Ils avaient sa photo dans la voiture. Ils mémorisaient son visage pendant le trajet.
J’attire mon sac à dos, sors mon ordinateur. J’ai numérisé l’ensemble des informations que j’ai recueillies pendant ces années.
— Tu pourrais le reconnaître ?
— Je pense.
J’ouvre le dossier Caire, cherche le sous-dossier Victimes dans lequel se trouvent plusieurs photos de chaque disparu. Je clique sur le fichier qui m’intéresse. Le portrait de Jacques Maquet, le légionnaire, apparaît.
Je tourne l’écran et le positionne devant son visage.
— C’est lui, n’est-ce pas ?
Il chausse une paire de lunettes, plisse les yeux.
— Non, ce n’est pas lui.
— Tu es sûr ? Regarde bien !
— Ce n’est pas lui.
Le second est Jan Verschuuren, l’un des Hollandais.
Il secoue la tête.
— Non, il était plus âgé.
Hans Werner Jung, l’Allemand, apparaît en plein écran.
— Non, ce n’est pas lui.
Je poursuis le défilé jusqu’au dernier.
Il n’en reconnaît aucun. L’espoir d’avoir enfin trouvé le début d’une piste s’évanouit. Il me reste à appeler la police pour qu’il passe les derniers jours de sa vie en taule à prier son Dieu qui lui a tout pardonné.
Je m’apprête à refermer l’ordinateur.
Il lève une main.
— Attendez. Remontrez-les-moi. Ce n’est pas facile. Sur la photo, il portait un chapeau.
Je lui repasse la série en y ajoutant les femmes et les blessés, sans plus de succès.
— Je suis désolé, je ne le reconnais pas.
— Je m’en doutais. Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi m’as-tu fait venir ?
Il balise, ses yeux partent dans tous les sens.
Je respire, je me déconnecte. Je glisse une main dans ma poche, cherche le contact de la boîte métallique. Inutile de le harceler davantage, je perds mon temps.
J’espère que je ne devrai pas loger à Lyon. Avec un peu de chance, je trouverai un train pour repartir ce soir, quitte à faire une halte à Paris. Cette ville m’étouffe et ce vieillard moribond m’insupporte.
Je ne sais si je dois le dénoncer ou le laisser crever. Son témoignage, s’il parvient à témoigner, ne changera rien. Plus personne n’ouvrira ce dossier. Ce qu’il m’a dit ne pourra servir qu’à enjoliver un éventuel retirage de mon bouquin.
Il lève une nouvelle fois sa main.
— Quand ils sont revenus dans la voiture, ils ont dit qu’ils l’avaient eu.
— N’insiste pas. Je t’ai montré toutes les photos.
— Il avait un signe distinctif. Son menton. Il avait une fossette au menton.
Je m’arrête net. Il n’a pas vu l’une des photos. L’idée de la lui montrer ne m’a pas effleuré.
Je rouvre l’ordinateur.
Je fouille dans un autre dossier. Je clique sur une photo de mon père, l’une des dernières que l’on a prises de lui. Il est en costume et cravate. C’était quelques jours avant son départ pour Le Caire, lors d’un banquet dans sa société. Il avait un peu trop bu. Il souriait, son regard était flou.
— C’est lui ?
Il plisse les yeux, approche son visage de l’écran, puis retire ses lunettes. Il inspire une longue goulée d’air et recule dans son fauteuil, les yeux exorbités.
Je crispe les poings.
— Ne me dis pas que c’est cet homme qu’ils venaient tuer, espèce de salopard, ce n’est pas possible, c’est mon père.
Il me dévisage, terrorisé.