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— Plus j’y réfléchis, me dit-il, plus je trouve votre idée inconcevable, monsieur le commissaire. Ma vie est rectiligne. Si j’ai fait de la politique, c’est seulement à l’échelon communal, et sans passion particulière. Je suis un commerçant tranquille ; personne ne peut me haïr au point de vouloir ma mort et de la préparer avec un tel déploiement de moyens. Que diable, je ne suis pas un chef d’État ! Vous imaginez tout ce branle-bas pour assassiner un bistrotier de grande banlieue ? Risible ! Qui donc admettrait un tel point de vue ?

— Moi, lui dis-je.

V

Ben voilà.

Ne me reste plus qu’à attendre. Un peu comme lorsque tu poses une ligne de fond à la pêche. Faut du temps. Que la proie œuvre pour toi.

Je balance sur mon emploi du temps.

La Grande Crèche ? Le chevet de Zoé ?

Je décide de rentrer chez moi. J’ai l’humeur pantouflarde, plutôt sombre. Tu sais, cet espèce d’écœurement latent. T’arrives pas à t’en dépêtrer. Tout te semble inutile et morose…

Je trouve Toinet dans le jardin, sous la garde de Régina, laquelle Régina épluche des patates en chantant « O sole mio » sous la tonnelle rouillée que je ne me décide jamais à repeindre, alors que ça ferait tant plaisir à M’man. J’ai pourtant un grand pot de vert-anglais dans l’appentis et un pinceau tout neuf. L’été, je me dis que ça doit se faire en hiver, ce genre de barbouille, vu que les feuilles de la vigne sont tombées et qu’on accède plus facilement à l’armature de fer. Seulement l’hiver, c’est l’hiver, tu comprends ? T’as pas envie d’aller te recroqueviller les valseuses dehors. Notre vigne, si je puis dire, c’est pas le pied. Un peu chétive, un peu pauvrette. À Pantruche, que veux-tu, une vigne ne peut que faire semblant d’être vigne. Elle a pas d’avenir. Ses raisins sont gros comme des perles, plus acides que le citron vert. Mais quoi, c’est tout de même du raisin. Un symbole !

Je vais me déloquer dans ma turne. J’enfile un jean de velours râpé, une limouille passée, des savates. Ensuite je descends chercher de la toile émeri dans le grand tiroir de la cuisine, là qu’on remise des ustensiles qui ne servent presque jamais.

Régina me mate, intriguée.

— Qué va faire le signor ?

Je lui souris en guise de réponse. Puis, courageusement, je me mets à racler les montants de la tonnelle pour les débarrasser de leur rouille et des écailles d’ancienne peinture. Au bout d’un moment, j’ai le poignet en feu. Quand je pense que des gens maugréent en apercevant parfois des terrassiers appuyés sur le manche de leur pelle. Ben, mes salingues, qu’ils s’y collent un peu ! Tu remarqueras, c’est toujours les branleurs qui gaussent. Les intellectuels de comptoir. Ceux qui usent moins de calories au boulot qu’un auto-stoppeur écossais n’use de sterlinges pour ses déplacements. « Le rendement ! » qu’ils grinchent, ces minables. « Regardez un peu cette pauvre France. » Charognards, va ! Va-t’en la piocher, la France, mon nœud volant ! Et n’oublie pas de te lubrifier les jointures…

Le fer apparaît, bien gris et d’une luisance agréable. Il vivait sous sa cangue de pourriture. Il attendait, tout solide, qu’on le toilette comme un caniche.

La poudre brune tombe sur mes savates. Il fait beau. L’effort physique me calme.

Et pour tout arranger, v’là M’man qui rentre. Toute mistifrisée encore des bons offices de la mère Pintron. Je l’aime pas quand elle est apprêtée ainsi Elle a un petit côté « vieille dame » qui ne lui va pas.

— D’où viens-tu, M’man ?

— J’ai rendu une petite visite à Zoé.

Son ton est mélancolique. Elle a de la pluie dans les prunelles, Félicie.

— Je l’ai vue, ce matin.

— Je sais.

— Comment est-elle ?

— Hum, pas très en forme. Évidemment, avec tout ça…

D’accord, la vie est dégueulasse, pensé-je, mais cela dépend pour qui.

Qu’on le veuille ou non, tout le monde n’a pas la même. Si le sort enchiasse certains destins, c’est pour que d’autres brillent d’un meilleur éclat. Les hommes, au fond, on devrait mettre notre bonheur et notre malheur en pool, là serait la pure équité.

— Que fais-tu, mon grand ?

— Tu vois : je me décide, pour la tonnelle.

Elle refrène son contentement pour déballer des inquiétudes vite jaillies de son cœur inquiet.

— Comment, tu ne travailles plus ?

— J’attends que se produise quelque chose, ma Vieille Chérie.

— Ah oui, et quoi donc ?

— Un miracle.

Indécise, elle espère une suite.

— Je suis sur une piste qu’il convient de ne pas brusquer. Faut que ça se décante, tu comprends ?

Et je me remets à frotti-frottailler comme un perdu. Elle me regarde escrimer un instant, puis rentre se changer. Ma vieille, pour un empire (céleste) tu ne la ferais pas rester en tenue de ville dans sa maison. Sauf en cas de visite opulente. Quand elle est endimanchée, notre pavillon cesse d’être sa maison pour devenir un lieu gourmé où la guinderie empêche l’habitude.

Frotte, San-A. Gratte ! Fourbis !… Réveille-moi ce vieux fer bouffé par le temps, par la vie, comme nous tous.

Tout en tirant la langue, je pense à Merdanflak. Malgré ses dénégations, tout à l’heure, il a eu peur horriblement.

Une grande trouille intérieure qui a dû lui poncer l’os à moelle comme je ponce ma tonnelle. Tu sais que je connais les êtres. Un don naturel. Depuis toujours et même avant j’ai su interpréter un regard, lire des yeux avant de lire des livres. Cézigue, tu veux que je te dise ? Le coup de l’attentat, il ne pensait pas que ce pût être pour lui. Lorsque je lui ai sorti ma façon de penser, tout à coup, j’en mettrais tes deux mains et celle du Premier ministre au feu, il a brutalement réalisé que je disais vrai. Le mec qui se doute de rien et à qui une âme charitable et loyale dit un jour : « Tu sais pourquoi monsieur Léon est si gentil avec toi ? C’est parce qu’il brosse ta bergère. » Dans la seconde, le mec que je te cause s’illumine de la coiffe. Il pige la vérité. Il vivait ébloui par sa trop vive lumière ; il lui manquait une visière, simplement, pour distinguer le projecteur.

Wladimir Merdanflak a sa visière.

Plus les mouillettes.

Or, que fait un gars qui glaglate ?

Quelque chose !

N’importe quoi, mais quelque chose. Fort de cette certitude, le brave San-Antonio doit à toute force repeindre sa tonnelle.

Et la suite, mon lapin, va te prouver qu’il a raison.

Ce con d’Antoine fait un peu de rhino-pharyngite.

Il cogne le 39°à l’ombre et Félicie est en transes. Elle se reproche de l’avoir confié à Régina pendant sa visite à l’hosto. Le moufflet aura joué dans le courant d’air perfide qui se produit sur le côté de la maison, entre notre pavillon et celui du retraité. Pour la rassurer, je téléphone au docteur Mourlonche, notre médecin de famille. Un pionnier de l’aspirine, Mourlonche. Il en est resté aux cataplasmes de farine de lin et aux ventouses, mais ma brave femme de mère lui garde une confiance aveugle.

Les bains de pieds de moutarde, elle dit qu’il n’y a que ça, Félicie. Que c’est hautement préférable à tous les méchants antibiotiques qu’elle répute cancérigènes.

Tandis qu’on attend la venue de son Monsieur Purgon, je tube à la Maison Poulaille. Service des abonnés présents, pour tout te dire.

Je tombe sur le brigadier Lambrus, que, bien entendu, tout le monde chez nous, appelle Landru.

— Vous avez le rapport Merdanflak, vieux ?