Les feux rouges de la Mercédès s’éloignent. Ses phares illuminent l’intérieur d’un immense garage qui abrite deux autres voitures dont je n’ai pas le temps de détecter les marques, mais si ça t’intéresse, je te les écrirai à tête reposée. Je rampe jusqu’à un massif de buis en forme de bouteille. Ma pensée s’accélère. D’un regard précis j’évalue la distance séparant le garage de la demeure principale. Lorsque l’arrivant aura abandonné sa tire, il lui faudra 20 secondes pour gagner la maison. À ce moment-là, on relâchera les cadors, et alors ça sera la fête aux miches du San-A. !
L’auto vient de pénétrer dans la vaste remise. Son moteur tourne encore. N’écoutant que mon pif, je me mets à cavaler comme un perdu en direction du garage. Il est mon unique refuge. Heureusement, le chauffeur est obligé de manœuvrer pour y carrer son autobus, because un pilier de soutènement. J’espère que personne n’attend le conducteur sur le pas de la porte, sinon je vais me faire retapisser comme un grand. C’est une malchance à courir (et à courir les coudes au corps !).
Le moteur se tait. Plus que trois mètres !
Les phares s’éteignent. Plus qu’un !
La portière du type se ferme avec le moelleux inhérent à ce genre de carrosse pullman. Me voici dans le garage, accroupi entre les deux premières voitures, le cœur au point de rupture. J’en ai des éblouissements. Ma respiration doit faire un bruit de vieux ventilateur d’hôtel tropical.
L’homme est à la porte.
Qu’il fait coulisser.
Boum ! Obscurité intégrale. Des pas font crisser les graviers de l’allée.
J’attends.
Pas longtemps. Le souffle rauque des molosses retentit, au ras de la porte. Ces vilains bestiaux m’ont détecté, tu penses. Et les v’là qu’enrognent de la truffe. S’ils me chopaient, me resterait que la ressource de les praliner à tout va. Ils grondent comme des tonnerres lointains. Méfie-toi toujours des clébards qu’aboient pas. Les vrais mauvais, cruels et perfides, t’arrivent sur la viandasse silencieusement.
Ils grattent le sol devant la lourde tirée, comme s’ils espéraient creuser un tunnel pour venir me rejoindre.
Ça dure une bonne dizaine de minutes. Après quoi, autre chose, enfin, les sollicite : le passage d’un greffier sur la pelouse ou un truc de ce genre… Ils décramponnent.
Mon souffle est redevenu normal.
Je me relève en souplesse.
Well, well, well, et maintenant ? Hein ? Claquemuré dans ce local, en compagnie de trois voitures, et dans l’impossibilité d’en sortir sous peine de dépeçage, je commence à regretter mon impulsion.
Que faire ?
En attendant, je vais toujours inspecter les bagnoles. Souvent, c’est révélateur, une auto. Ça raconte la vie de son propriétaire, son standing, ses habitudes, ses occupations. Par exemple, si tu inspectes un camion bourré de sacs de boulets Bernot, tu peux en déduire qu’il appartient à un négociant en bois et charbons.
Et tout à lavement.
Je commence par la Mercédès. Tu parles d’un meuble, cette 600 ! Quand tu rencontres ce mastodonte, tu te demandes qui donc, l’émir du Koweït excepté, peut bien s’offrir du tank de ce calibre.
J’ouvre la portière avant droite et je m’escrime sur la boîte à gants.
Eh ben, mon vieux, je vais te dire : elle contient des gants, justement. Plus une carte Michelin, un guide de Paris, une lampe électrique, des bonbons à la menthe forte et de l’Aspirine (la prochaine fois, je dirai de l’Aspro pour mécontenter personne). J’use de la lampe pour regarder sous les banquettes et dans les différents vide-poches de l’engin. Rien à signaler. Des revues d’art, une boîte de cigares hollandais, des kleenex, deux jeux de cartes Hermès dans un étui, un flacon de whisky, plat. L’intérieur du monstre sent bon le cuir allemand et le luxe. Le tableau de bord est pire que celui de Concorde. Y’a une chiée de boutons, de taquets, de zizis et même quelques machins. J’appuie sur celui qui commande, depuis l’intérieur, l’ouverture hydraulique du coffiot. Dans le rétroviseur, je vois le couvercle de la malle se soulever, sans bruit, jusqu’à obstruer la lunette arrière.
Je me porte à la hauteur du coffre. Ne faut rien négliger. Je peux très bien y découvrir un indice intéressant. Justement, il y est !
Et, tu vois, franchement, pour un indice c’est un bel indice. Il doit peser soixante-quinze kilogrammes, c’t’indice-là, car il est fort, blond, et mort.
Pour tout te dire, le coffre contient le cadavre de Wladimir Merdanflak.
Dans le fond, j’ai bien fait de me rabattre dans ce garage, non ?
D’aucuns. D’autrouducuns, devrais-je plutôt dire, me réputent rocambolesque.
Ces mono-burnes, ces charançonnés de la rate, ces flétris de toute part pensent m’humilier par leur déclaration, alors que c’est le plus beau compliment qu’ils puissent me faire, le seul vrai, en fait ; du moins celui auquel je suis le plus sensible. Leurs crachats se transforment en fleurs, leur bile en sirop d’orgeat. Ils se veulent acides, mais mon alambic à connerie convertit en rosée leur pluie de merde.
Rocambolesque ? Certes, oui, merci mon Dieu !
Je me vautre sur la rocambolesquine. M’en oins, m’en goinfre. Poésie par l’action déraillante, éperdue, projetée hors des connes limites du raisonnablement raisonnable. Ode à l’invraisemblance placée en position de vérité toute crue, de vérité en crue, de vérité crue (du verbe croire). On se prend par la main et on s’en va gambader dans les champs en friche du tout-est-possible ou sur les riantes berges du pourquoi pas.
Honte, donc, à ces ânes damnés, à ces âmes mal nées, à ces avaleurs de couleuvres dont le gosier aussi étroit que l’esprit ne peut gober des serpents de mer et autres monstres du Loch Ness.
Honte et peste, et notion de leur destin merdique, à ces suce-pets, à ces coliques ensablées, à ces odeurs d’entrailles qui n’en finissent pas parce qu’ils n’ont jamais commencé. Éternellement en attente d’eux-mêmes. Ne se recevant jamais. Ils ne sont pas des présences, mais seulement des encombrements.
Je les pisse-froide, n’ayant plus de larmes pour les dépleurer.
Voilà ce que j’avais à dire, en un moment pourtant peu propice aux disances et médisances. Moi, solitaire et cerné dans un garage, en compagnie du cadavre d’un homme auquel j’ai rendu visite dans l’après-midi. Mort d’urgence, à cause de cette visite, justement. Parce qu’elle a créé un péril grave pour les gens de cette maison.
Je m’explique, donc, t’explique. À présent, la preuve est faite que c’est bien Wladimir Merdanflak qu’on souhaitait anéantir avec la bombe de ma noce. Lorsque je lui ai eu fait comprendre cette vérité, tu parles qu’il s’est mis à chocotter, le frelot ! Après mon départ il s’est grouillé de demander un rancard à Himker. La phrase de passe étant « Je veux passer une commande de Cinzano. » Il lui a craché le morcif. À dû se fâcher, exiger les gages de sécurité ; et surtout menacer. Son chantage a été si impérieux qu’on l’a buté d’urgence.
Rends-toi compte de la renversée, mon gamin : ces messieurs avaient mis au point tout un circus pour effacer Merdanflak en douceur, sans attirer le moins du monde l’attention sur lui. Or, soudain, oubliant toute prudence, ils le plombent d’un coup de pétard dans la tronche. Car je t’ai pas dit ? Son trépas, c’est ça : une bastos, une seule, mais calibrée comme un chibre, juste dans le creux de la nuque, de bas en haut. La santé par les plantes ! Pissenlits de préférence.
Alors moi, San-Antonio, sain de corps et saint d’esprit, et ceint des attributs de ma charge de mâle, je te déclare péremptoirement le chose ci-dessous : pour qu’un pareil chambardement du plan « intégral » concernant Merdanflak soit si totalement modifié, faut croire qu’il y avait extrême urgence. Donc, que le premier adjoint ait détenu des preuves formelles d’un quelconque forfait de grande envergure commis par Himker. T’es d’avis ? Selon moi, le pauvre Wladimir ne devait avoir qu’un mot à dire ou un geste à faire pour carboniser l’œuvre, voire la liberté et p’t’être même la vie du propriétaire de la Mercédès 600.