— Tu es content, mon grand, au sujet de ton enquête ?
— Aux anges, ma poule : elle va à pas de géant.
Elle a son peignoir de pilou gris, avec un col à carreaux gris et blancs. Au lieu de l’épaissir, ça la rend plus menue, Félicie. Ses mèches grises tire-bouchonnent un peu de chaque côté de son visage. Et puis, il y a ses yeux. Des yeux dans lesquels je me verrai toujours beau. Je la prends contre moi. Son odeur n’est pas une odeur de vieillard. Les gens âgés puent le triste. Elle, elle sent pareil depuis toujours : des odeurs de foyer bien tenu, saines, vivifiantes.
— Ça va mieux, Antoine ?
— Oui, au moment de le coucher sa fièvre avait déjà baissé, il sera fragile de la gorge, comme toi.
— C’est pourtant pas mon fils, tu crois que ça vient du prénom ?
Elle rit. Puis sa figure s’assombrit. J’ai suivi la trajectoire de sa pensée : elle vient de penser à mes futurs enfants, donc à mon futur mariage.
— T’inquiète pas, soupiré-je.
— À quel propos ?
— À propos de tout, ma chérie. J’ai l’impression qu’il ne faut pas provoquer les choses en les redoutant, mais les laisser s’accomplir ou non, à leur guise. Elles savent où elles vont, tandis que nous, M’man, pas toujours…
— Tu te couches, mon Grand ?
— Justement, je me demande. Il faut battre l’assassin pendant qu’il est chaud !
— Prends donc des forces. Tout est facile à un homme bien reposé.
— D’accord, je reste.
Elle bat des cils, contente de sa victoire.
Là-dessus le téléphone carillonne. La nuit, il n’a pas la même voix que de jour. Il prend des sonorités angoissantes de sirène d’alarme.
Je décroche.
— Merde, t’es là, je craignais ! exclame Bérurier. Je joue de bonne chance, quoi !
Il reprend souffle et me dit :
— Amène-toi, aux « Coccinelles », Mec. J’ai quèque chose d’assez original dans le pas banal à te montrer.
— Quoi donc ?
— Surprise.
Et il raccroche.
Je me retourne vers ma chère vieille à moi. Un mouvement impuissant des bras. Fatalitas ! Elle se résigne sans rechigner.
— Ne prends pas froid, Antoine, il fait chaud dans la journée, mais les nuits sont fraîches.
Les nuits sont fraîches !
Je l’aurai entendue quelques fois, cette phrase.
Une minuscule tache rouge grésille, ou plutôt brasille, dans les pénombres… Elle décrit un arc de cercle et va s’anéantir dans la poussière. Alexandre-Benoît sort des ténèbres, le bide en avant. Sa trogne a des reflets de pomme rouge fourbie et son sourire est noir de toutes ses dents gâtées.
— T’as fait vite, complimente mon insubordonné.
— Si on parlait de ta chose pas banale ?
Mais le Gravos entend se faire mousser le pied de veau. Il n’a jamais eu le triomphe modeste.
— Sans fanferronnerie, dit-il, je crois que jamais j’ai débrouillé une affaire avec une rapidité aussi prompte, Mec. Je viens de rétablir une espèce de record du monde. Et quelle affaire, mon drôlet ! J’en suis à me demander si qu’on devrait pas commencer par prévenir la presse et la téloche. Tu sais ce que c’est ? On lève le lièvre, on le flingue, et ensuite c’est nos supérieurs rachitiques qui bouffent le civet et se parent des plumes de paon !
Prenant mon mal en patience, je décide de lui laisser dérouler le filin de son moulinet à parlotes. Narrer ses exploits, c’est un peu son Noël, au Béru, sa kermesse, sa fête de bienfaisance…
Voilà pourquoi je me laisse tomber sur un banc de la terrasse.
La nuit est moins fraîche que ne le craignait Félicie. Et y’a des étoiles en veux-tu, en voilà. Des galaxies à n’en plus finir. Avec, probable, des vivants quelque part qui essaient d’obtenir la communication avec nous ; mais nous, enfoirures pullulantes, on s’est mis aux abonnés absents.
Un grand éclat de rire de diva tombe des étages. Bérurier dresse la tête, comme un chien de chasse à l’approche d’un vol de canards, ou Von Karajan en entendant une fausse note (tu choisis l’image qui te plaît, c’est cadeau).
— Berthe, murmure-t-il, vaguement fier.
— Elle se chatouille avec un plumeau ou elle lit un de mes bouquins ? demandé-je avec une immodestie dont tu admettras qu’elle m’est inhabituelle.
— Elle joue aux dominos avec un représentant de chaussures en commerce, explique-t-il, M. Plumel, un homme estrêment serviable et tout, qu’on a fait la connaissance au repas.
— Et où jouent-ils aux dominos ?
— Dans not’ chambre, œuf corse, puisque la taule est fermaga. Fallait bien que quéqu’un tinsse compagnie à Berthy du temps que j’investigais, non ?
Là-haut, le rire reprend, plus roucoulé, avec des débuts de pâmoison dans sa périphérie.
— Elle doit gagner, pour être contente comme ça, suppose l’Hénorme.
Il se racle la gorge.
— Allez, bon, viens que je te montre.
Sa belle allégresse paraît cassée. Le cœur n’y est plus. Il me fait contourner le bâtiment. Nous passons dans un potager où des choux font de leur mieux pour puer la fosse d’aisance, puis nous gagnons un verger où des espèces de pagodes abritent des repas d’amoureux dominicaux.
Je suis de plus en plus intrigué. La lune projette de grandes ombres dans l’herbe pâle. Celle d’une antenne de télévision ressemble à la signature de Mathieu.
— Par ici, pour la visite ! déclame l’Obèse en m’entraînant vers un puits de pierres, agrémenté d’une margelle pour chromos.
Le trou a été comblé et l’on a fait pousser des gérania vivipares pour que ça fasse romantique en plein. Afin de complètement donner dans le bucolique il y a une corde passée dans la poulie (d’or) et savamment enroulée à sa manivelle.
Le Mastar saisit la corde et s’arc-boute. À ma vive surprise, v’là les gérania qui se mettent à pousser. Ils montent, montent. La terre qui les héberge paraît, puis un bac circulaire en zinc. Le Gros sue sankéo, comme disent les Chinois de Formose. Le bac a une épaisseur d’environ vingt centimètres. Il se balance au bout de la corde. D’un coup de pied, Bérurier le dévie sur la margelle où le récipient reste en équilibre plus ou moins stable. Mister Mammouth se torchonne le frontal d’un revers de manche beau comme le geste de semeur de l’Auguste. Il sort une loupiote de sa vague, l’actionne, me la tend.
— Si Monseigneur Sana voulait bien mater l’intérieur des profondeurs, propose l’Engelure.
Je braque le faisceau dans le trou.
Recule.
Presque épouvanté.
L’odeur, avant tout. Déjà, lorsque mon pote a eu soulevé le bac, elle m’a fouetté les trous de noze. Putride à l’extrême, douceâtre.
Un charnier dans un tas de poudre blanche. Des bras, des jambes, des tronches, le tout en pleine décomposition.
— Nom de Dieu !
— Je te le fais pas dire, gouaille Pépère. Bon, aide-moi à replacer le couverc’ biscotte ça vaut pas les parfums de l’Arabie séoudite.
Quand le puits est à nouveau obstrué (admirablement, le fond du bac est caoutchouté et repose sur un cercle de fer lui-même garni d’un revêtement de caoutchouc) il murmure :
— Pas mal enfigourée, cette combine, hein ? Ton Merdanflak, il a été jusqu’à placer un tas de fumier près du puits pour camoufler les éventuelles bouffées. Quand je te disais que je viens de lever l’affaire du siècle !
Je ne suis pas loin d’en convenir.
— Et tu as découvert ça comment, Gros ?
Il frappe son crâne en forme de chaudron cabossé.
— Grâce à ça qu’est bourré de bosphore jusqu’à ras bord, mon Grand.