— Les gars sont crevants, déclare-t-il. Y z’affirment, y z’affirment sans savoir. Ce type qui prétend pas quitter le bureau sans son passeport ! Je t’y ai filé un visa de première, valabe pour tous pays, y compris le Languedoc et le Roussillon. Seulement y d’vra voyager debout parce que ça m’étonnerait qu’y pusse s’asseoir avant la semaine prochaine. Bon, causons chiffons, si tu voudras bien. On a commencé d’exulter les cadavres du puits, mon commissaire. J’ai donné un coup de main, pour l’exemple, biscotte quand tu te mets à tripatouiller dans un bonheur pareil, faut pas oublier sa pince à linge ! Les gars du labo allaient au refil avant même de commencer.
Il porte sa dextre à son nez, esquisse une moue.
— T’as beau frotter, c’est tenace pire que les crevettes, assure le Vaillant.
— Il y a beaucoup de trèpe, dans cette fosse peu commune, Gros ?
— Duraille d’estimer de brute en blanc, assure mon ami, car ceux du dessous virent en poudre ; les toubibs vont se payer une chouette partie d’osselets, espère, avant de pouvoir avancer un chiffre. Tu parles d’un puzzelage, mon neveu ! C’est la grande boîte de meccano, modèle super-craque. Jusque z’à présent, on en a déjà démembré une belle douzaine. Pour ton gouvernail, je te précise tout de suite que ces clients-là sont tous masculins de sexes, bien que leurs bas morcifs soyent en liquéfraction. Aut’chose encore…
Il tousse noble, se cure une dent creuse de l’ongle et crachote avec une belle adresse une grosse particule (si l’on peut dire) de saucisson d’Arles sur le cuir de mon sous-main.
— Autre chose encore, disais-tu ?
— Les quéques cadavres pas trop démantibulés, c’est-à-dire les plus fraîchouillards, sont de race arabe.
— De type arabe, rectifié-je, les Arabes appartenant à la race blanche.
— Type ou race, où tu vois la différence ? fulmine le Mammouth. C’est malheureux de se voir reprendre dans la plus formidable affaire de ma carrière pour une nuance de vocabulaire, que j’aurais seulement honte d’interrompre ma nièce pour un détail de cette insignifiance !
Le téléphone retentit de nouveau. C’est l’inspecteur Soisson à qui j’ai confié un petit boulot express, qui me rend déjà compte de sa mission.
Von Schuppen, le « dévoué » collaborateur d’Himker, son secrétaire aux affaires étranges, contrairement à ce que pense son patron, n’a pas pris l’avion pour le Koweït ce matin. Sa place réservée en first est restée vacante. Donc, ce beau jeune homme devrait encore se trouver en France. J’ordonne qu’on se procure une photo de lui et qu’on applique le dispositif « radis noir », lequel, comme tu sais, est une mobilisation immédiate de tout ce que le territoire compte comme force policière pour essayer d’alpaguer ce garçon.
Je me laisse quimper dans mon fauteuil pivotant. Je pose mes targettes sur le burlingue, et j’imprime à mon postère un léger mouvement ondulatoire propre à attiser les réflexions profondes.
Bérurier qui me connaît sait exactement à quoi correspond ma brusque prostration.
Il se juche sur le burlingue, dépose son chapeau graisseux sur une pile de dossiers qui n’en demandaient pas tant et murmure :
— Vas-y, ma vieille…
— Hmmm ?
— T’as besoin de te payer ton petit résumé habituel, c’est ton coup du milieu, somme toute pour ainsi dire. Quéque chose comme le trou normal, quoi.
Il sort opportunément de sa poche un flacon qui, une fois débouché, révèle le calvados frelaté qu’il contient. Me le propose.
Je refuse du geste.
Il boit donc en tête à tête. Pousse un rot de vrai soulagement et s’explique :
— Avec le turbin de tout à l’heure, croye-moi, Mec, c’est pas Guy Lux ! Simple question d’hygiénique, manière de faire leur fête aux petits microbes téméraires qui se seraient hasardés dans mes voiles digestibles. Bon, vas-y, je t’écoute ; reprends tout depuis ta noce, et oublille rien !
— Pour une fois, je ne vais pas suivre l’ordre chronologique, fais-je, mais raconter ce que je sais de l’histoire en utilisant sa charpente actuelle.
Alexandre-Benoît glaviote un second bout de sauciflard à quelques centimètres du premier.
— Prends-y par le bout que tu voudras, mais esprime-toi dans un langage clair et circoncis, plize, moi, tes charpentes et aut’ conneries, j’sus pas preneur. On n’est pas à la Sorbonne, mon pote.
Ainsi rappelé à l’ordre, j’attaque.
— Un monsieur jouissant d’une parfaite réputation, au point d’être nommé premier adjoint de sa commune, héberge un charnier dans son verger. On lui livre des cadavres (dont on pense jusqu’à plus informé qu’ils sont Arabes) et il les dissout dans un puits qu’il alimente en chaux vive. Personne ne suspecte son étrange besogne. Pourtant, un jour, les gens qui l’utilisent décident de le faire disparaître avec un maximum de discrétion ! Ils choisissent cependant, pour ce faire, un moyen qui ne l’est guère, discret : une bombe. Une bombe qui est censée tuer un commissaire de police fameux.
Rire sardonique du Gravos.
— Si t’as mal aux chevilles à force de t’y balancer des coups de latte, dis-me-le : j’te prêterais mes bottes.
J’outrepasse l’interruption.
— Un os dans l’attentat : contre toute prévision, ce n’est pas Merdanflak qui va célébrer le mariage, mais le maire. Les complices du premier adjoint tentent de stopper l’opération boum-boum ; hélas, San-Antonio lâche le « oui » fatidique et le drame se produit.
— Jusqu’à là, c’est corrèque, approuve le Sagace. On s’y croirait.
— Il ne faut pas longtemps à l’émérité San-Antonio, reprends-je, pour comprendre que cette bombe n’était pas pour lui et pour trouver sa véritable cible. J’ouvre les yeux à Merdanflak qui prend peur et téléphone chez Himker à Montfort-l’Amaury.
« Qui trouvons-nous dans cette luxueuse maison ? Un vieillard richissime et mal portant. Sa jeune épouse ravissante. Son secrétaire, jeune type d’origine allemande. Son chauffeur engagé depuis peu, ex-fonctionnaire bulgare en rupture de rideau de fer, et une vieillarde à tout faire.
« Débroussaillons cet écheveau. La jeune femme est la maîtresse du secrétaire. Elle se place en écran entre son mari et la vie courante. Elle a partie liée avec von Schuppen. Celui-ci est l’un des membres importants du réseau qui approvisionne Merdanflak en cadavres et Dora est sa complice. Quant au chauffeur, je ne puis encore rien dire, mais je trouve bizarre que ses occupations eussent été axées sur le pétrole quand il travaillait pour son pays, et qu’il échoue comme employé de maison clandestin chez un monsieur en affaire avec le Koweït (haut-lieu du pétrole). Ne pas omettre cette similitude dans nos prières.
« Là-dessus, je reprends à partir de Merdanflak. Il lance un S.O.S. codé chez Himker. C’est la femme de celui-ci qui prend la communication, la passe à un homme que je suppose être Von Schuppen. Von Schuppen se rend dans la soirée chez Merdanflak. Il le convainc de le suivre. Probablement, le tue. Flanque le cadavre dans le coffre (confortable) de la Mercédès et rentre chez son patron avec la satisfaction du devoir accompli. Moi qui surveillais la crèche, je le vois radiner. M’introduis dans la propriété et pique le cadavre.
Le Gravissimo fait claquer ses doigts comme pour demander la parole ou les chiottes.
— Quoi ? aboyé-je.
— Serait-il une bonté de ta part de m’expliquer pourquoi t’as embarqué le défunt ?
L’objection de Son Honneur est valable. À preuve, je me la rabâche toutes les cinq secondes depuis la nuit dernière.
— L’instinct, fais-je.
Il plaisante :
— De conservation ? Tu voulais le mettre au freezer ?