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Pinaud-culte se rengorge, brelante un rire d’agnelet regardant le loup se coincer la queue dans une porte, et reprend :

— Mon diagnostic est que cette dame n’est pas que sourde. Sans être neurologue, on peut déceler chez elle une certaine forme de débilité mentale. Émérite dans les travaux de maison, son rendement cérébral patine sitôt qu’elle lâche le manche de son balai.

— Himker est rentré depuis longtemps ?

— Un quart d’heure.

— Il a lu la bafouille de sa donzelle ?

— Je la lui ai remise en main propre, alors qu’il commençait de s’indigner de notre présence chez lui.

— Sa réaction ?

— Terrible. J’ai cru qu’il allait mourir. Il a défailli. Sans Lhuilier, il s’écroulait. Il est monté dans sa chambre sans proférer un mot.

— Il faudrait le surveiller.

— Lhuilier s’en occupe discrètement. Tu sais que c’est une bonne recrue ? Efficace, rapide, intelligente…

Je l’enraye du geste.

— Laisse, je ne veux pas l’épouser. La perquise ?

— Rien de particulièrement intéressant, si ce n’est que nous avons fait une drôle de découverte à propos de Dora Himker, mais sans rapport avec l’affaire.

— Vas-y, j’ouïs.

— Mme Himker, avant d’épouser son mari, faisait du music-hall sous le nom de Dora Doré. Il me semble l’avoir vue à la télé, il y a quelques années. Un numéro assez étonnant, je dois dire. Sur la scène, il y avait une dizaine de piliers en trompe l’œil, larges de quelque soixante centimètres chacun. L’orchestre jouait une valse. Elle se mettait à danser seule. Chaque fois qu’elle passait derrière un pilier, elle en ressortait avec un accoutrement différent, tu me suis ? Sa transformation ne durait pas quatre secondes. Elle était tour à tour en marquise, puis en jockey, en religieuse, en Saint-Cyrien, etc. Stupéfiant. D’ailleurs, tiens, voici les programmes que nous avons dénichés dans un tiroir de son secrétaire.

Il me présente des opuscules aux couvertures tapageuses portant en caractères exclamatoires les noms de music-halls internationaux fameux, voire de casinos ou de théâtres de verdure.

Je les feuillette. La splendide Dora me saute aux yeux, sublime, déconcertante, dans des travestis époustouflants. Tantôt en danseuse quasiment nue, tantôt en maharadja étincelant de gemmes, tantôt en combinaison de pompiste.

Je lis les textes panégyresques qui lui sont consacrés.

— Passionnant, exulté-je. Et tu prétends que c’est sans rapport avec l’affaire ? Voilà une affirmation bien hâtive, mon vieux débris, et surtout téméraire… Une femme pourvue d’un tel don ne doit pas avoir beaucoup de difficultés à disparaître. Je commence à mieux comprendre sa lettre d’adieu. Si elle déambule, fringuée en gardien de la paix par exemple, on ne sera pas près de lui remettre la main dessus. D’autant plus que, d’après ce que je lis d’elle, son numéro n’était pas uniquement visuel. Conjointement, elle se livrait à des transformations vocales.

— Tu as dégauchi une photo du secrétaire ?

— Oui, mais il faudra l’agrandir, c’est un portrait assez mauvais fait par un appareil de grand magasin. Il était agrafé à une carte d’abonnement pour remontées mécaniques. Je l’ai trouvé dans la poche d’un anorak.

Enfin, je vais faire un tout petit brin de connaissance avec ce mystérieux garçon que je n’ai fait qu’apercevoir de dos, la nuit dernière.

Visage d’intellectuel, très germanique. Mâchoires carrées, œil froid et scrutateur, cheveux blonds. Une lourde mèche pend sur le visage, masquant presque l’œil droit. Il a des lèvres un peu tombantes, von Schuppen. Sa physionomie d’homme fixant un objectif pour se faire flasher exprime la décision.

— Tu as demandé à ta vieille à quelle heure et de quelle manière est partie la môme Dora ?

— J’allais le faire, se trouble le Mité, tu sais, un témoin pareillement handicapé, on ne sait trop par quel bout le saisir.

Il griffonne la question, de son écriture d’avant les guerres, frileuse et plus penchée que des roseaux dans un typhon.

Assise sur un divan, Mme Récamier (tu penses !) est en réserve de la police, la bouille tendue comme une chaisière stoppée en pleine quête par l’Élévation.

Pinuchenock lui présente son papier. L’archi-vioque le cueille d’une main sucrante et l’éloigne de ses yeux, dont la plasticité du cristallin est nettement en baisse, ce qui te fait de cette malheureuse une presbyte à part entière.

— C’est quoi, ce mot, là ? crécelle la fourbisseuse patentée.

— Heure ! répond le cartilagineux.

— Hein, c’est quoi ? insiste la pauvrante.

— Heure ! égosille le pintadeau déplumé.

— Si vous me disez pas ce que c’est, comment je peux le savoir ? déplore, non sans amertume, l’ennuyeuse d’araignées.

Pinaud réécrit le mot indécryptable, en caractères d’imprimerie cette fois. Dès lors, sa patiente impatientée épèle comme on lit une phrase touristique sur un manuel de conversation étranger :

— À quelle heure Mme Himker est-elle sortie ? Et de quelle façon ?

Elle laisse retomber sa main.

Relève sa tête insonorisée.

Nous contemple sans nous voir, de la manière dont Napoléon regardait son avenir, du haut du pont d’Austerlitz, et son passé depuis le rocher de Sainte-Hélène.

— Parce qu’elle est sortie ? demande la renseigneuse.

Pendant la journée, les danois sont bouclés dans un chenil aux barreaux rassurants. Krakzecs est en train de leur virguler de la bouffe lorsque je me pointe dans son dos. En plein jour, les deux molosses sont encore plus terrifiants que de nuit. On peut mesurer leur carrure, admirer leurs muscles de taureau, leurs crocs de crocodile, leurs yeux rouges de dragons.

Faut être vachement chiassard pour se faire garder par des monstres pareils, moi j’te le dis.

Ou alors, avoir des choses à se reprocher.

Leur pâtée est du genre grand patron.

Même un terrassier bouffe pas autant. La maison Canigou déclare forfait devant de tels engins. Ces bestioles, si tu leur confies ta grand-mère à garder, n’oublie pas de placer un bœuf écorché près du fauteuil de la chère femme, qu’autrement sinon tu lui retrouves plus que le chignon et son chapelet en rentrant de la grand-messe.

— Ils ont bon appétit, hé ? lancé-je joyeusement.

Le Bulgare a un sursaut.

Me défrime comme s’il venait de tirer un serpent à lunettes de sa braguette en croyant faire pipi.

Puis son regard mollit :

— Vous m’apportez mon passeport ? il demande.

T’avoueras que ça tourne à l’idée fixe, chez ce mec !

Merde ! il est pas en Papouasie septentrionale pour chocotter de la sorte ! Ou alors c’est qu’il en a un urgent besoin, de son passeport.

— Bientôt, évasifié-je en regardant bouffer les clébards.

Tu les verrais décrasser, ces beaux messieurs, t’en aurais des sueurs glacées, mon fils ! The mandibules’s party ! Les jeux du cirque, on pourrait organiser. En vistavision. Je m’éloigne, bizarrement songeur. Qu’est-ce qui me préoccupe ? Je viens d’éprouver un je ne sais quoi de troublant. Quelque chose m’a accroché l’intérêt une fois de plus. S’agit-il du Bulgare (aux taches) ou des cadors ?

Je me retourne. Le Bulgare (Saint-Lazare) s’éloigne en direction du garage.

Et v’là ton sang en tonneau qui reste pique-plante, comme dit Félicie quand elle veut exprimer l’immobilité absolue. Pique plante (à moins que cela s’écrive pis que plante ?). Une expression de sa province natale, M’man. Elle en a plein, des pareilles, un peu obscures pour qui n’est pas prévenu, mais si éloquentes pour moi !