— Votre épouse, monsieur Himker, était une artiste de music-hall, crois-je savoir ?
Mince, je te jure que je savonne des labiales. Les muqueuses qui patinent. Mes glandes dérapent dans le scotch où baignent mes dents du fond.
Ça semble le surprendre, l’amorti.
— En effet, finit-il par admettre. Je l’ai connue au Liban. Elle passait dans le spectacle du casino de Beyrouth. Nous nous sommes rencontrés dans la salle des jeux américains.
Tu trouves pas surprenant, toi, le rôle que jouent les pays arabes dans la vie de ce schmurtz ?
Il connaît sa femme au Liban, son chauffeur en Algérie, son secrétaire est censé partir pour le Koweït, le premier adjoint, complice dudit secrétaire, chaulait des Arbis… Et tout à Lavedan !
— Vous faites dans le pétrole ? demandé-je ex abrupto (ayant le bonheur de parler couramment cette langue).
— J’ai de gros intérêts dans des compagnies pétrolières, c’est un fait, mais mes activités sont réduites depuis qu’une attaque a diminué mes facultés physiques.
— Parlez-moi de votre secrétaire.
— Que voulez-vous savoir à son sujet ?
— Un maximum de choses.
— Il est allemand.
— Je sais. Vous l’avez connu au Maroc ou en Syrie, lui ?
Himker cambre le torse. Sa voix devient pointue.
— Je n’aime pas beaucoup votre ton, commissaire, dit-il. J’ignore quel rôle ma femme a pu jouer dans l’affaire qui vous intéresse, mais il ne saurait justifier votre attitude. J’ai des relations qui me permettent de…
— D’accord, monsieur Himker. Grâce à elles je serai révoqué, en attendant, veuillez répondre à ma question…
Il me désigne la porte.
— Sortez, monsieur !
Il cramponne ses cannes et, à grand-peine, sort de son fauteuil.
— Dans moins d’une heure vous serez arrêté, promets-je.
— Je ne le pense pas.
Un qui se sent truffe à ne plus pouvoir, crois-moi, c’est ton petit camarade San-Tantonio. Vidé comme un minus ! Bafoué ! Et tu sais biscotte ? Parce qu’il a éclusé un verre à bière de whisky et que, contrairement à ce qu’il escomptait, au lieu que se détache le dernier étage de sa gamberge, celle-ci fait du rase-mottes.
Il sort, le San-A.
Mal content. Emprunté. Godiche. Furieux. Mais plus furieux contre lui que contre ce bizarre Himker.
Pinaud traverse la pelouse les coudes au justaucorps. Le fantassin en rase campagne. Vieux poilu en tenue de vaillance.
— Viens, viens ! hèle-t-il.
Et de rebrousser chemin.
Tu sais qu’il est véloce, le fossile ? Mercure sur sa roue. Dis, Mercure, ç’aurait pas été l’inventeur de la brouette, mine de rien ?
Il gaze plein tube en direction des (lieux) communs. Je perçois des coups de pioche. Ils font résonner les échos d’alentour et d’ailleurs.
En déboulant, j’aspers-je Lhuilier, en bras de limouille dans la vaste cage. Il a remplacé les deux danois au pied levé. Il escrime en force. Rrrrran ! Rrrrran ! Des éclats de ciment voltigent. J’avise un tas de gravats contre la grille.
— Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur le commissaire, m’apostrophe le jeune officier de police. On a bien enterré quelqu’un là-dedans. À la va-vite car il est à moins de vingt centimètres. On s’est contenté de couler du ciment par-dessus. Comme c’est tout frais, je n’ai pas trop de mal à le briser…
C’est parce qu’il était frais et que les chiens l’avaient fortement gratté que j’ai eu la puce à l’oreille, feydaue-je.
Je rejoins le brave petit Lhuilier. Il a à demi exhumé le cadavre en question. Celui d’un homme, dirait-on.
Pourquoi dirait-on ?
Parce qu’on s’est appliqué à rendre le défunt méconnaissable en lui rôtissant la bouille au chalumeau (voire à la simple lampe à souder). Le résultat n’est pas probant. Ça ressemble à une couverture d’Hara-Kiri (style : concours d’accidents, premier prix). Des chairs rougeâtres et calcinées. Des cheveux en une seule plaque noire, pareille au crin d’un fauteuil incendié…
Les mains ont été flambées itou, afin de rendre l’identification impossible.
L’homme est nu.
Ce qui me trouble, c’est qu’on lui a brûlé les poils sur toute la surface du corps, et particulièrement dans la région de la poitrine. Il devait s’agir d’un type d’assez faible constitution, malingre, mal fichu.
— Pinaud, veux-tu avoir l’extrême bonté d’aller quérir ce bon monsieur Himker ? labaderneprié-je.
Lhuilier, malgré l’effort, est pâlichon sous son masque de sueur.
— C’est mon premier macchabe, monsieur le commissaire, m’annonce-t-il.
Et il se détourne pour dégueuler.
— Vous avez une explication valable à fournir, monsieur Himker ?
Se cramponnant d’une main à un barreau du chenil, le riche vieillard regarde, fasciné, le cadavre exhumé. Sa canne métallique se balance au pli de son coude. Elle vient parfois heurter la grille. Ce tintement du métal contre le métal donne, si je puis dire, son bruit à la scène.
Il ne répond pas.
— Vous ignoriez la présence de ce cadavre ici, naturellement ?
— Oui.
C’est faible, mais ferme.
— Je vais vous demander de me suivre jusqu’à la police, monsieur Himker.
Il continue de regarder fixement les restes horribles de l’homme décimenté.
— Bien sûr, consent le bonhomme.
— Vous voulez bien prendre place dans ma voiture ?
— Non, je préfère la mienne : nous vous suivrons…
— Comme vous voudrez…
— Et nous ? questionne Pinuche.
— Vous attendez ici l’arrivée du labo et du légiste.
Je touche le bras de Himker :
— Eh bien ! allons-y.
Il lève sa canne pour alerter son chauffeur, lequel, de plus en plus effondré, attend la suite des événements, appuyé à la carrosserie de l’énorme Mercédès.
— Naturellement vous n’avez pas la moindre idée quant à l’identité de… ces restes ? demandé-je à notre hôte tout en l’escortant jusqu’à sa tire.
— Non, aucune idée…
Je prends place dans ma propre guindé et j’attends que le vieux bonze se soit installé dans la sienne.
Ensuite, fouette cocher : on démarre.
J’ai l’air du poisson pilote, moi.
Ou plutôt de la voiture de tête des convois exceptionnels.
Tout à fait exceptionnels !
XII
Tout en drivant mon char à bœufs, je pense à Zoé.
Oui, malgré mes préoccupations capitales, le souvenir de ma gentille fiancée me rabote la crépine. Madame San-Antonio !
Presque…
Le toubib a dit qu’elle serait rétablie d’ici une quinzaine. Ajoutons quinze jours de convalo, cela repousse notre noce manquée à un mois.
Un mois…
Ensuite : Madame San-Antonio, quoi !
Bon, faudra s’y faire.
Et faire des gosses par-dessus le marka.
Ils seront bien bronzés, ces chérubins. Tiens, c’est vrai, j’avais pas encore songé à cet aspect de la question. Une goutte d’encre dans du lait et le lait n’est plus blanc…
De temps à autre, je file un coup de périscope dans mon rétro pour m’assurer que le sieur Himker me file bien le train.
Est-il coupable, lui aussi ?
Ou bien tout ce circus forcené s’est-il opéré en sa cachette ?