Enfin, on verra.
Optimiste, non ? Je pense au futur comme à une chose due. Tous les hommes, mon frère. Tous les hommes. Ils tirent des chèques sur l’avenir, sans s’occuper si le compte est approvisionné.
Soudain, un ronflement. Bizarre. Dans les hauteurs. Pas besoin de radar : je pige qu’il s’agit d’un hélicoptère. Donc, y a une clairière à proximité de ce coin de forêt où nous attendons.
Le vrombissement devient vacarme. Il continue, mais reste fixe, ce qui indique que l’appareil vient de se poser.
Himker descend. Des gens parlementent. Je pige pas ce qu’ils se disent car ils baissent le ton.
Enfin on vient délourder ma portière. Deux mecs, dont l’un est loqué d’une combinaison de toile crème et l’autre d’un futal sport et d’un blouson léger, s’emparent de l’admirable sauciflard que je constitue et me coltinent à l’hélicoptère. Comme je le prévoyais, ce dernier est posé dans une vaste clairière. On me jette sur le plancher du zinc. Himker prend place ainsi que son singulier chauffeur sur l’un des deux sièges arrière de l’aéronef.
En l’air, en l’air, tout le monde aviateur ! comme bramait le tenancier d’un manège, à la foire du Trône.
La grande hélice se met à bouillonner. On s’élève à la verticale, avec un léger balancement.
Direction : petit-Jésus’s house ?
En me distordant les cervicales, je parviens à lire le cadran de ma Piaget grand sport. Voici plus de deux plombes qu’on vole. J’essaie d’opérer un calcul mental. Je me dis : « L’oiseau à bord duquel tu te trouves est une Alouette II. Cet appareil se déplace à une vitesse d’environ 160 kilomètre-heure. D’après la position du soleil, nous filons plein ouest. Donc nous avons parcouru environ 350 kilomètres à l’ouest de la forêt de Rambouillet. Nous nous trouvons par conséquent, soit en pleine Bretagne, soit en pleine Manche, car mon estimation, quant à l’orientation, peut varier de quelques degrés. « Tu m’objecteras qu’ici ou ailleurs, dans mon cas, la chose importe guère. Je te répondrai que ça passe toujours le temps.
Le ronflement du moteur (qui donne du fil à rotor) dissuade les passagers de parler.
Et peut-être aussi qu’ils n’ont rien de valable à se dire.
Ce qui me tarabate la boîte à phosphore, c’est la raison de ce kidnappinge. S’il s’agissait simplement de me neutraliser, ces bons messieurs pouvaient tout aussi bien m’abandonner dans un fourré de la forêt avec un suppositoire en acier calibré dans la coiffe, non ?
Je suis donc en mesure de conclure que s’ils m’embarquent à leur bord, c’est parce qu’ils espèrent tirer partie de bibi. Donc : espoir. Tant que je leur serai utile, je resterai vivant.
Je les devine dans un merdier à grande mise en scène, mon camarade. Leur situation s’est dégradée au fil des heures, depuis le coup de tube de Merdanflak, hier soir. Ils ont amorcé des parades. Fait progressivement la part du feu, mais ma découverte du cadavre dans le chenil a balayé leur suprême espoir : celui qui consistait à tenir Himker coûte que coûte à l’abri des soupçons. Ils ont décidé que le sauve-qui-peut était leur ultime manœuvre valable.
Dis donc ? Et si c’était comme otage qu’ils me gardent ? Pour, éventuellement, servir de monnaie d’échange ? Un commissaire réputé, tu parles, ça vaut du pognzif, quand c’est sur pied avec ses trente-deux dents.
L’otage, c’est devenu la grande monnaie internationale, de nos jours pourris. L’étalon-tête-de-lard. Je t’échange une femme de ménage portugaise contre une mitraillette, un curé français contre une fourgonnette Mercédès de couleur prune-métallisée, un ambassadeur soudanais contre deux sous damnés, ma tante d’Honfleur contre des vacances aux Baléares, les burnes de mon grand-père contre un escalier en colimaçon, une paire de francs-maçons contre une loge à l’opéra, et le directeur de l’opéra de Paris contre la recette du pari mutuel urbain. Tu vois, j’aurais des chiares, je leur constituerais un capital Otages, moi. Civils et militaires : quelques juges d’instruction, trois ou quatre infirmières, quelques généraux, une charretée de passants anonymes, ça ne mange pas de pain. Du moins pas beaucoup.
Une botte d’attachés d’ambassade pour faire le bon poids. Avec cinq ou six cardiaques pour les exigences urgentes…
Je finis par m’endormir, malgré le fâcheux de ma situation et le biscornu de ma position qui me file des rafales de crampes dans les muscles.
Dormir, c’est partir un peu.
Dans son vrai chez soi personnel, à une place, façon cercueil.
Une légère secousse, fluide. Les amortisseurs ont admirablement fonctionné.
Le bruit s’arrête. Plus que le choc, c’est le silence qui me réveille.
Il ne dure pas. Bientôt, au ronron caractéristique du moteur, succède une rumeur plus ample, plus infinie. Celle de la mer.
Le galop des vagues qui s’escaladent comme des chevaux en rut. Se violent, se déprennent et s’en retournent à reculons…
Les portières, en s’ouvrant, m’indiquent que je ne me suis pas trompé. Je respire une forte odeur d’iode et de varech. Un vent âpre s’engouffre dans l’appareil qui frémit sous ses assauts.
Un type peu courtois me tire par les pieds. La vache, il fait rien pour amortir mon valdingue. Je me pète la vitrine contre une surface dure. J’ai un goût de sang et de terre dans la bouche. Des chandelles romanes (pas romaines, romanes) tournoient comme une roue de loterie dans mon cerveau malmené.
Tu pourras désornavant me traiter de patate, car je suis coltiné comme un sac de.
Toujours le même vilain me hale sur le sol. Mon nez rabote une terre galeuse. En deux temps, il me fout sur le plateau de bois d’une méchante camionnette qui pue le poisson oublié.
Et en trois mouvements (contact, débrayage, première) on décarre…
XIII
J’aurais un frein, je le rongerais, pour passer le temps. Hélas, je dois me contenter du vilain plancher de bois rêche de la camionnette.
Faute de mieux, j’analyse la situation.
La mer. L’odeur de poisson. Quelque quatre cents bornes à l’ouest de Rambouilloche. Je suis prêt à te parier une jambe de bois contre une gueule du même métal que nous sommes en Bretagne.
Le vétuste véhicule tressaute dans des ornières. Il souffle un vent à décorner tous les maris restés à Paris pendant le mois d’août. La bâche de la chignole claque comme un étendard fixé au mât de misère de cinq colonnes à la hune.
Où foutre m’emmène-t-on (je devrais écrire m’emmène-thon) ? Dans quelles sinistres épopées ? Dans quelle échevelée aventure ? Vers quel bout de nuit sans lune ?
Le père Stevenson a écrit quelque part (et il aurait bien fait d’y carrer ces lignes) que, je le cite : « Le plaisir que peuvent donner des aventures est inexistant ou puéril. » C’est vachement suicidaire, non, pour qui a rédactionné l’Île au Trésor et Docteur Jekyll ? V’là qui beurre l’oignon des adeptes du nouveau roman. Donne de l’assiette aux chiotards du style. À ceux qui pompeusent à merde, qui pédalent à vide. Qui pissent tiède. Qui éjaculent des perles. Dont la plume pantèle comme une bite déchargée.
Et si peu vrai. Si glandu comme assertion ! Que j’en prétends altièrement le juste contraire, mon cher enfant de troupe, de pute ou de chœur. Que j’affirme bien haut que sans aventures, même foutues comme la pique de l’as de cœur à l’instar des miennes, tout écrit, à moins qu’il ne soit bref : pamphlet ou lettre d’amour (et encore ce sont là d’ardentes aventures !) tout écrit est zoizeux sans cette épine dorsale qu’est l’action. Invertébré. Épandage. Plein de bulles. Fétide parce que croupi. Stagnant. Verdâtre. Riche en têtards condamnés à ne devenir jamais grenouilles. Moussu de la pierre qui ne roule pas. Putride. Miasmesque.