Ça remue sous la table. Le pan du tapis vert remue. Béru réapparaît, le derrière en premier. En se mettant à quatre pattes, il a fait éclater son pantalon neuf. Pourquoi vient-il à ma noce sans slip ? Ça je ne me l’expliquerai jamais. Ni lui, d’ailleurs. Béru a des raisons que l’irraison ignore.
Il se met debout dans un tonnerre de rires dont il ne s’explique pas encore la cause.
Conduit sa bouche chuchoteuse jusqu’à mon oreille avide.
— Exaguete, Mec : un truc louche est fixé au plateau de la carante.
Je me sens du froid dans le baquet, du bien perfide, liquide. Le froid qui dégouline, y’a rien de pire. Déjà, m’sieur le maire débourre son blabla officiel, comme quoi on se doit aide et assistance et tout ce qui s’ensuit.
Sa voix administrative est comme un bourdonnement de frelon contre une vitre. Les mots se perdent. Une espèce de muezzin franchouillard… Il psalmodie. Lamente, presque… Mais chacune de ses syllabes nous emmène au point critique. Je gamberge à mille à l’heure. Ma pensée dépasse la vitesse du son. « Allons, ce n’est pas possible. Quelqu’un veut me gâcher ma joie. Carboniser mon mariage. Mais il ne peut s’agir d’une vraie bombe. À déclencheur acoustique ? Et ce serait ma propre modulation du mot « oui » qui la ferait péter ? C’est du gadget pour fascicule à 20 centimes, ça ! De la science-friction de garçon coiffeur sous-développé. »
Le maire continue…
J’en ai les poils des mollets qui se débobinent, mon gamin !
Le magistrat s’offre un peu d’oxygène de mairie, se racle le gosier et, se tournant vers moi, me pose la question rituelle.
Tout se joue à cet instant : mon destin et, peut-être des vies.
Y crois-je à bloc ou n’y crois-je pas, à cette menace ? Me soumets-je ou passé-je outre ?
— Papa ! me lance soudain Antoine en s’avançant.
L’assistance se poire.
Un jeune marié qu’un gamin de deux ans appelle papa au moment qu’il doit répondre oui au maire, je te recommande l’effet. C’est plus irrésistible que le dargif au Gros.
Mon léger temps peut être mis sur le compte de cette interruption. Le maire rit sous cape, puis, soucieux de renouer avec la solennité de sa charge, décide de me reposer la question.
— … acceptez-vous… pour épouse… Zoé… ici présente ?
J’accroche des mots.
J’en perds d’autres…
Seul, m’obnubile celui que je dois répondre. Trois lettres.
Le jeu du « ni oui, ni non ».
Mon corps n’est plus qu’un bloc de marbre.
Je perçois des chuchotements surpris. Je sens le regard de Zoé. Je vois celui du maire, dérouté… La grosse personne boulotte qui l’aide à tourner la page du grand livre d’état civil et qui a calligraphié la première page de notre livret de famille, ouvre une bouche de requin naturalisé. Tu penses vraiment que si je réponds oui on retrouvera son bandage herniaire derrière le buste de Marianne ?
— Non, monsieur le maire, lancé-je d’une voix ferme.
II
T’as déjà vu jouer : « Remous dans la fosse septique », toi ? Tu sais ce qu’est un mouvement de foule ?
Un brouhaha ? Des bruits divers ? Tu te représentes une stupeur collective ? Touille tes cellules grises pour les décoller, Camarade, et fais un effort de compréhension.
Mon « non » produit un effet taureau (car bœuf émasculerait la notion que je tiens à imposer).
Y’a un brin de silence absolu, rigoureux, extrêmement affreux. Puis des exclamations de disjonction, des vitupérances à fulgurité passionnelle, des étonnations parachevées éclatent un peu partout, comme des pets dans un attelage de diligence.
Personne ne sait plus où il en est, où j’en suis, si c’est de l’hilare ou du coton, la couleur du cheval quatre d’Henry Blanc.
Je prends ma chère, belle et tendre Zoé par l’épaule.
— Aie confiance, mon amour, je t’expliquerai, lui dis-je.
Elle ne répond rien. Elle a rentré sa very jolie tête dans le col de sa robe denteleuse, comme un scaphandrier qui ôterait sa combinaison de travail.
Le maire renfrogne éperdument. Il redoute que je me paie sa tronche. Il a des craintes vives pour son standinge.
Des deux mains en de Gaulle-sur-le-champ-de-foire, il calme la rumeur. L’apaise, la dompte, la neutralise, l’endort, la réduit à rien.
Puis, dans le silence aussi temporaire que retrouvé, il déclame :
— Je vous demande pardon, cher monsieur, vous venez bien de me répondre non ?
Et moi, tu sais ce que j’y rétorque ?
Je te le donne pas en mille, mais en trois lettres.
Très spontanément. Trop spontanément. Je lui dis « oui ». Plus fort que moi. Duraille de se débarrasser d’un réflexe, hein, mon pote ? Ça te colle à la menteuse comme du nougat au dentier d’un Montilien. Tout ce circus pour piètrement se piéger à la première question nécessitant l’affirmative ! Quelle pomme, ton San-A. ! Passe-moi l’intrépide…
Bon, cela étant dit (et bien dit) faut pas que je m’étale.
Ou plutôt si. Et rapidos. Ayant toujours ma main sur la chaste épaule brune (très) de Zoé, je nous culbute en arrière. Car moi, je vais te dire : lorsque je commets une bévue, je m’arrange toujours pour la rebecqueter dans la fraction de seconde qui suit (et parfois même dans celle qui précède).
Un vrai jeu de dominos.
J’ai pas achevé de formuler le « i » de oui que déjà c’est la culbute postérieure, avec projection en force contre Félicie et Antoine.
Le reste, j’sais pas. J’sais plus. Pas encore. Faut voir. Un zef mistralien ! Oui, ça surtout : le souffle. Bien plus pire que le bruit. Le bruit ponctue, mais il gnognote en comparaison. Tandis que cette brutale bourrasque, parole, rendrait gauloises les taurines moustaches à Salvador Dali. Dieu de Dieu, quelle force sauvage ! On en est asphyxié, roulé. Vidé, je me sens. Retourné comme une peau de lapin sous un hangar. J’épouvante à l’idée que ma Félicie puisse être tuée ou blessée. La vérité ? Je pense qu’à elle. À elle seule… Un morcif de plâtras me coloquinte, en provenance directe du plafond. Quelques chandelles supplémentaires s’allument pour moi. C’est ma fête ! Mon anniversaire. Happy birthday to me ! Crac ! M’en choit encore. Je suis choyé. Le grand lustre pseudo-hollandais prend un air détaché et s’abat (comme la reine de) sur la populace.
— Fais dodo, papa ? demande la voix angélique d’Antoine, dont la tranquillité innocente n’a pas été entamée par la catastrophe.
Dopé, je me dresse.
Mince, quand je pense qu’il va falloir te décrire tout ce bigntz ! Par quoi commencer ? C’est un peu comme si on te demandait de faire le ménage chez un marchand de porcelaine d’Hiroshima, un 6 août 1945. Oui : comme.
Allez, San-A., retrousse les manches de ton stylo, mon grand, et attelle-toi à la tâche.
Primo : plan général.
Un infernal chaos (qui se prononce K.O. et non pas chat haut comme des cons j’entends) pour te préciser la situation. Je peux pas être mieux éloquent ou alors, me faudrait des granulés spéciaux, mais on ne les trouve qu’en Allemagne et sur ordonnance. Un infernal chaos, oui !
Ce gâchis, ma tante Irma ! Cette misérance ! Cette apocalypsie ! Cette nuiserie totale ! T’as pas fait la guerre, toi non plus ? Eh ben, imagine la guerre. Du kif, mon pote. En pire. Non, pas la guerre d’empire, écoute ce que je te cause, quoi ! Y’a du sang, du mort, du blessé, de la ruine, des fumées. Ça crie, ça hurle, ça gesticule.