Выбрать главу

— Quelle genre de voix avait votre interlocuteur ?

— Très anonyme. Il devait s’appliquer à la rendre neutre. Un débit lent, chaque syllabe s’articulait parfaitement…

— Revenons donc à la grande question : « Pourquoi un attentat aussi fracassant », si j’ose m’exprimer ainsi ? Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on décime ses semblables, sauf lorsqu’on est un sadique. Or, ici, nous ne sommes pas en présence d’un sadique à priori. En somme, le criminel est allé payer au prix fort ce qu’il pouvait acquérir à bon marché. Ce qui m’amène à conclure que ça n’est pas seulement votre mariage qu’on a voulu empêcher. Il y a autre chose.

Un temps.

Deux temps.

Trois mouvements.

On pense chacun pour soi. Nos idées s’écartent comme deux skieurs nautiques tirés par le même canot, puis, après avoir décrit quelques savantes arabesques, reviennent sur des sillages parallèles.

— Pourtant, attaqué-je…

Et je me tais. La chiasserie, c’est de toujours devoir agencer des mots pour s’exprimer. Vivement la gamberge à transistor, communicable spontanément, directo d’une cervelle à une autre. Bien sûr, on aura de mauvaises surprises, mais comme gain de temps, pardon, tu permets !

— Oui ? me presse le Vioque.

— À supposer qu’il y ait eu autre chose que l’empêchement de mon mariage, Patron, pourquoi m’aurait-on adressé cet ultimatum ? En somme, si je n’avais pas proféré le mot fatal, l’explosion ne se serait pas produite ?

— Exact.

Il se masse la rotonde.

— Je ne voudrais pas vous faire de reproches, mon cher, mais là, vous avez manqué de réflexes. Voyons, vous répondez non à la question officielle du maire, si lourde de conséquences, et voilà que vous lâchez un « oui » de midinette niaise à sa seconde question.

Il hausse les épaules d’une manière qui enveloppe mon honneur dans du papier torche-cul d’occasion.

Je rebiffe, mauvais.

— Notre langage nous échappe, monsieur le directeur. Malgré notre vigilance, il est plein de scories qui tombent de nous contre notre volonté. Et, si vous voulez me permettre, je suis certain qu’à ma place, malgré votre self-control, vous auriez fait pareil.

— Ça m’étonnerait, riposte froidement le vieux teigneux.

Je m’enrogne.

— Voulez-vous parier que je vous fais prononcer le mot oui dans les deux minutes qui suivent ?

Son air est plus méprisant que celui d’une prostituée à qui on demanderait si elle pourrait faire passer la frontière en fraude à une banane.

— Pari tenu, mon cher.

— Parfait. Voulez-vous que nous convenions d’un enjeu ?

— Oui.

— Vous avez perdu au bout de six secondes.

Il rougit. Son œil glaciaire devient pointu comme une alêne de cordonnier. On devine qu’il aimerait me flanquer son encrier de cristal à travers la figure.

— San-Antonio, me théâtrale-t-il, cette affaire dramatique vous concerne au plus haut point. Je pense que votre intérêt — et quand je dis intérêt, je pense à votre brillante carrière — est que vous la résolviez au plus vite, n’est-ce pas ?

T’as mordu le sous-entendu, dis, Nez-creux ? Écrit en caractères d’affiche ça ne serait pas plus explicite.

— Je vais faire le nécessaire, monsieur le directeur.

— J’y compte !

Dans le poussif ascenseur qui me désascensionne (hydraulique et centenaire, tu penses !) je me dis fermement que celui-là n’arrivera jamais, qui démontre à un supérieur qu’il est une pomme.

III

Le gardien de la mairie est un mutilé de la Vieille Guerre. Il lui manque une jambe, les dents, son certificat d’études primaires et deux boutons de sa braguette. Il porte une blouse grise dont les poches arrachées battent l’air telles des oreilles d’éléphanteau, un gilet tricoté qui se détricote tout seul et une casquette d’uniforme à visière de carton bouilli qui pourrait appartenir, soit à un navigateur à la retraite, soit à un musicien d’orphéon, soit encore à un employé des pompes funèbres ou à un chauffeur de maître sans maître.

Il s’appelle Ringard Alfred, le mutilé (de l’Elseneur). On se l’entreprend à la débonnaire, Béru et moi, au troquet jouxtant la mairie, aimable établissement que son propriétaire doué d’une vive imagination a baptisé : « Café de la Mairie ».

Ringard est un habitué du lieu. Son nez en forme de fraise pourrissante raconte les bons vins qu’il y a bus.

Devant un Côtes du Rhône en provenance de Mostaganem, Ringard Alfred se laisse tirer les vers du nez (ce qui est à peine une image, si l’on se réfère à l’état de son appendice nasal).

Il roule les « r », ce qui est son droit et même son devoir puisqu’il est de la Saône-et-Loire.

— Cette bombe, messieurs, je vais vous dirrrrre…

Avant de dire, il écluse une gorgée de picrate, se pourchèvre les lèches d’une langue qu’un chat affamé dédaignerait, et se décide à poursuivre.

— Y’a que dimanche après-midi qu’on a pu la poser, oui, que !

Sa main tremblante de vieillard imbibé rempare le godet. Sa bouche d’ancien combattant pensionné le vide. Bérurier décide d’une nouvelle tournée. Le déjambé bat des paupières en signe de reconnaissance. Il va nous en donner pour notre onze degrés, je le pressens.

— Pourquoi dimanche après-midi ?

C’est lui qui vient de se poser la question.

Soucieux de ne pas se faire languir, il y répond spontanément.

— Parce que dimanche après-midi, j’étais chez ma fille et que la mairie est restée ouverte rapport aux musicos qu’étaient en répétition.

Il ajoute :

— La nuit, impossible, depuis que des vandaux ont saccagé le mobilier en 68, le Conseil municipal a fait poser des verrous inviolables et un système d’alarme que même chez Cartier, ils n’ont pas le pareil.

Catégorique. Poivrot, mais consciencieux, le vieux guerrier. Je le devine, aux 11 novembre, avec sa batterie de cuisine sur le poitrail en guise de Rasurel, son béret basque et sa larme à l’œil lorsque retentit la sonnerie aux morts. Chiche qu’à l’appel des disparus, c’est lui qui répond « Mort pour la France ». Ils se font de plus en plus rarissimes, les z’héros de 14–18. Avec le temps, va, tout s’en va. Ne restera que leurs illusions sur les places de village, taillées dans du marbre et sommées d’un coq belliqueux ou d’un poilu dont les mouflets ne savent guerre s’il s’agit d’un soldat de l’An 2 ou d’Astérix le Gaulois. Et puis un jour, persuadé de l’horreur esthétique de ces monuments, on les liquidera car chacun d’eux occupe au moins la place de parking de trois voitures.

— Parlez-nous de ce fameux dimanche après-midi, cher monsieur Ringard, demandé-je tout en louchant machinalement sur le fessier agressif d’une serveuse en culjupette.

Il évasive du geste. Simple précaution pour s’excuser de ses éventuelles défaillances oratoires.

En réalité, il est prêt à dire.

— Je suis été déjeuner chez ma fille, à Rueil-Malmaison et ne suis rentré que vers la fin d’après-midi. Je vous le dis, ce jour-là, les gars de l’Harmonie venaient répéter dans la salle des réunions, vu qu’ils se préparent au 14 juillet. Dans ces cas-là, je laisse les clés ici et M. Raimineur, le chef d’orchestre, vient les prendre. Je lui recommande toujours de refermer après l’arrivée du dernier musicien, vu que, pendant la répète, ma mairie reste ouverte, mais comme y’en manque toujours à l’appel, on ne sait jamais si les absents ne sont pas seulement des retardataires et on ne referme pas. Voilà pourquoi, moi, je vous fous mon billet que la machine infernale a été placée dimanche. Qu’est-ce vous voulez : un moulin ! Un vrai moulin…