— Bien, tu vas dormir ? Je te raccompagne ?
— De quoi je me mêle ?
— Marthe, ne répétons pas constamment les mêmes phrases. Tu es butée comme un cochon et moi comme un sanglier solitaire. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Je suis capable de me débrouiller toute seule. J’ai mon carnet. Ils me trouveront quelque chose, tu verras ça. La vieille Marthe a des ressources, t’es pas le bon Dieu.
— Ton carnet, ton vieux gratin… soupira Louis. Parce que tu crois que ton vieux gratin va lever le doigt pour une vieille pute acculée à passer l’hiver sous un auvent ?
— Parfaitement, pour une vieille pute. Et pourquoi pas ?
— Tu sais pourquoi… Tu as essayé ? Ça a donné quelque chose ? Rien. Je me trompe ?
— Et puis après ? gronda Marthe.
— Viens, ma vieille. On ne va pas rester la vie entière sur ce quai de métro.
— Où on va ?
— Dans mon bunker. Et comme je ne suis pas le bon Dieu, ça n’a rien à voir avec le paradis.
Louis tira Marthe vers les escaliers. On se gelait dehors. Ils marchèrent rapidement à travers les rues.
— Tu iras chercher tes affaires demain, dit Louis en ouvrant une porte, deuxième étage, pas loin des arènes de Lutèce. N’apporte pas toutes tes hardes, ce n’est pas large ici.
Louis brancha le chauffage, déplia un canapé, poussa quelques cartons. Marthe regardait la petite pièce, bourrée de dossiers, de bouquins, de piles de papiers et de journaux entassés sur le parquet.
— Ne fouine pas partout, je t’en prie, dit Louis. Ici, c’est ma petite annexe du ministère. Vingt-cinq ans de sédimentation, des tonnes d’affaires penchées, tordues en tout genre, moins tu en sais, mieux tu te portes.
— Bon, dit Marthe en s’asseyant sur le petit lit. J’essaierai.
— Tu seras bien ? Ça ira ? On s’occupera de te trouver autre chose, tu verras. On trouvera le fric.
— Tu es gentil, Ludwig, dit Marthe. Quand ma mère disait ça à quelqu’un, elle ajoutait toujours : « Ça te perdra. » Tu sais pourquoi, toi ?
Louis sourit.
— Voilà un double des clefs. Fais bien attention à fermer les deux serrures en partant.
— Je ne suis pas idiote, dit Marthe en montrant les bibliothèques d’un mouvement de menton. Ça fait du monde dans ces dossiers, hein ? Te casse pas la tête, je les soignerai bien.
— Autre chose, Marthe. Tous les matins, il y a un type qui vient ici de dix à douze. Faudrait que tu sois levée. Mais tu peux rester là pendant qu’il travaille, tu lui expliqueras.
— Entendu. Qu’est-ce qu’il vient faire ?
— Classer les journaux, lire, sélectionner ce qui penche, découper, classer. Et il me rédige un petit compte rendu.
— T’as confiance ? Il pourrait tout farfouiller ici.
Louis sortit deux bières et en tendit une à Marthe.
— L’essentiel est sous clef. Et j’ai bien choisi le type, je crois. C’est un gars à Vandoosler. Tu te souviens de Vandoosler, le commissaire du 13e ? Il t’a déjà ramassée ?
— Plusieurs fois. Il a été longtemps aux mœurs. Sympa comme gars. J’ai fait pas mal de tours chez lui, on s’entendait bien. Il était pas emmerdant avec les filles, faut lui reconnaître ça.
— Faut lui reconnaître beaucoup d’autres choses.
— Il a pas été viré, dis-moi ? C’était le genre.
— Oui. Il a laissé filer un meurtrier.
— Faut croire qu’il avait ses raisons ?
— Oui.
Louis marchait dans la pièce avec sa bière.
— Pourquoi on parle de ça ? demanda Marthe.
— À cause de Vandoosler. C’est lui qui m’a envoyé un gars pour classer les papiers. C’est son neveu, ou son filleul. Il ne m’aurait pas envoyé n’importe qui, tu comprends.
— Tu le trouves comment ?
— Je ne sais pas, je l’ai croisé trois fois en trois semaines. C’est un historien du Moyen Âge au chômage. Il a l’air du type qui se pose sans cesse des questions qui tirent dans douze directions à la fois. Question doute, il semble servi, il ne risque pas de pencher vers l’inflexible perfection.
— Ça doit te convenir alors ? Il ressemble à quoi ?
— Assez singulier, très mince, tout en noir. Vandoosler a trois types avec lui, il m’a envoyé celui-là. Tu fais connaissance et tu te débrouilles. Je te laisse, Marthe, j’ai un truc à suivre qui m’intrigue.
— Le banc 102 ?
— Oui, mais pas pour ce que tu crois. Le neveu de député, je le laisse à Vincent, il est grand maintenant. C’est autre chose, un bout d’os humain que j’ai trouvé près du banc.
— À quoi tu penses ?
— À un meurtre.
Encore que Marthe ne voyait pas bien le fil, elle faisait confiance à Ludwig. En même temps, son activité incessante l’inquiétait. Depuis qu’il avait été viré du ministère, Ludwig n’avait pas réussi à s’arrêter. Elle se demandait s’il ne commençait pas à chercher n’importe quoi n’importe où, de banc en banc, de ville en ville. Il aurait pu s’arrêter, après tout. Mais de toute évidence, ce n’était pas à l’ordre du jour. Avant, il n’avait jamais fait d’erreur, mais il était dans les circuits, toujours chargé de mission. Depuis qu’il faisait ça tout seul, chargé de rien du tout, ça l’inquiétait, elle avait peur qu’il ne tourne cinglé. Elle l’avait interrogé là-dessus, et Ludwig avait dit sèchement qu’il n’était pas cinglé, mais que simplement, il n’était pas question d’arrêter le train. Et puis il avait fait sa tête d’Allemand, comme elle disait, alors, assez, pitié.
Elle observa Louis qui s’était adossé à une bibliothèque. Il avait l’air tranquille, comme d’habitude, comme elle l’avait toujours connu. Elle s’y connaissait en hommes, ça faisait sa fierté, et celui-là, c’était un de ses préférés, à part les quatre qu’elle avait aimés, mais qui n’étaient ni aussi doux ni aussi distrayants que Ludwig. Elle n’aurait pas voulu qu’il tourne cinglé, c’était un de ses préférés.
— T’as de quoi penser à un meurtre ou tu t’inventes une bonne histoire ?
Louis fit la grimace.
— Un meurtre n’est pas une bonne histoire, Marthe, je ne fais pas ça pour m’occuper les dix doigts. Dans le cas du 102, je suppose que je me trompe, qu’il n’y a rien au bout de cet os, et je l’espère. Mais ça me tracasse, je n’ai pas de certitude, alors je surveille. Je vais faire un tour par là. Dors bien.
— Tu ne ferais pas mieux de dormir aussi ? Qu’est-ce que tu vas voir ?
— Les chiens qui pissent.
Marthe soupira. Rien à faire, Ludwig était un acharné, un train sans freins. Lent, mais sans freins.
7
Marc Vandoosler avait sauté sur l’occasion quand son parrain lui avait proposé ce petit boulot à deux mille francs. En ajoutant le mi-temps à la bibliothèque municipale qui commencerait en janvier, ça s’améliorait un peu. À la baraque pourrie[2] qu’il habitait, on avait pu brancher trois radiateurs en plus.
Bien entendu, au départ, il s’était méfié. Il fallait toujours se méfier des relations de son parrain qui, quand il était flic, avait mené ses affaires à sa manière. C’est-à-dire très spéciale. On pouvait vraiment trouver de tout dans les relations de Vandoosler le Vieux. Là, il s’était agi d’aller classer des coupures de journaux pour un ami à lui, sans toucher au contenu des rayonnages. Son parrain lui avait dit que c’était un boulot de confiance, que Louis Kehlweiler avait accumulé des kilos d’informations, et que maintenant qu’il était viré de l’Intérieur, il continuait d’accumuler. Tout seul ? avait demandé Marc. Il y arrive ? Justement non, il n’y arrive pas, fallait aider.