Inutile de surveiller les promeneurs de chiens du matin, la grille d’arbre était propre quand il avait quitté le banc jeudi, à deux heures de l’après-midi. Le chien était venu après. Et il y avait au moins une chose sur laquelle on pouvait compter, c’était la régularité des promeneurs de chiens. Toujours aux mêmes heures, et un ou deux trajets possibles, en boucle. Quant aux habitudes du chien, c’était plus délicat. Dégénérés comme ils étaient, les chiens de ville ne savaient plus marquer leurs territoires, ils faisaient n’importe quoi n’importe où, mais sur le trajet du maître, forcément.
Donc il y avait les meilleures chances pour que le chien repasse sur cette grille d’arbre. Les chiens aiment les grilles d’arbre, davantage que les pneus de voitures. Mais même s’il arrivait à circonscrire vingt-cinq sortes de chiens, comment s’y prendre pour repérer leurs noms et adresses sans y passer un mois entier ? D’autant que maintenant, il n’était plus très bon pour les filatures. Avec sa jambe raide, il marchait moins vite, et il se faisait repérer plus facilement. Sa grande taille n’arrangeait rien.
Il lui aurait fallu des gars pour l’aider, mais il n’avait plus le fric pour ça. C’était fini, les frais de mission du ministère. Il se retrouvait seul, autant abandonner. Il y avait eu un bout d’os sur la grille d’arbre, il suffisait de l’oublier.
Toute une partie de la nuit, il avait essayé de se convaincre d’oublier. Les flics n’avaient qu’à s’en occuper. Mais les flics s’en foutaient. Comme si chaque jour les chiens avalaient des pouces de pied qu’ils venaient éjecter par la suite n’importe où. Kehlweiler haussa les épaules. Les flics ne se mobiliseraient pas sans cadavre ni disparition signalée. Et une petite phalange égarée n’est pas un cadavre. C’est une petite phalange égarée. Mais pas question de la laisser tomber. Il regarda sa montre. Il avait le temps, tout juste, d’attraper Vandoosler au bunker.
Kehlweiler appela Marc Vandoosler dans la rue au moment même où il quittait le bureau. Marc se raidit. Qu’est-ce que Kehlweiler venait lui dire un samedi ? D’ordinaire il passait le mardi, pour prendre le compte rendu de la semaine. Est-ce que la vieille Marthe avait parlé ? Rapporté ses questions ? Très vite, Marc, qui ne voulait pas perdre le boulot, élabora mentalement un rapide tissu de mensonges défensifs. Il était doué pour ça, très prompt. Se défendre vite, c’est ce qu’il faut savoir faire quand on est nul à l’attaque. Quand Kehlweiler fut assez près de lui pour qu’il voie son visage, Marc se rendit compte qu’il n’y avait aucune sorte d’attaque à contrer et il se détendit. Plus tard, le premier janvier de l’année prochaine par exemple, il essaierait de cesser de s’énerver comme ça. Ou de l’année suivante, au point où il en était, il n’y avait pas urgence.
Marc écouta et répondit. Oui, il avait le temps, oui, d’accord, il pouvait l’accompagner une demi-heure, de quoi s’agissait-il ?
Kehlweiler l’entraîna vers un banc tout proche. Marc aurait préféré aller se mettre au chaud dans un café mais ce grand type avait l’air d’avoir une prédilection pénible pour les bancs.
— Regarde, dit Kehlweiler en sortant une boule de papier journal de sa poche. Ouvre ça doucement, regarde et dis-moi ce que tu en penses.
Louis se demanda pourquoi il lui posait cette question puisqu’il savait très bien quoi penser de cet os. Sans doute pour faire partir Marc du point exact duquel il était parti lui-même. Ce rejeton de Vandoosler le Vieux l’intriguait. Les notes de synthèse qu’il lui avait fournies étaient excellentes. Et il s’était bien démerdé dans l’histoire Siméonidis[3], deux crimes immondes, il y avait six mois de ça. Mais Vandoosler l’avait prévenu : son neveu ne s’intéressait qu’au Moyen Âge et aux amours désespérées. Saint Marc, il l’appelait. Il paraît qu’il était très bon dans son domaine. Mais ça peut donner des résultats ailleurs, pourquoi non ? Louis avait appris il y a trois jours que Delacroix était le fils présumé de Talleyrand, et cette jonction lui avait fait plaisir. Génie pour génie, peinture ou politique, des rails incompatibles pouvaient s’emboîter.
— Alors ? demanda Louis.
— Ça a été trouvé où ?
— Paris, sur la grille d’arbre du banc 102, à la Contrescarpe. Tu en penses quoi ?
— À première vue, je dirais que c’est de l’os qui sort d’une merde de chien.
Kehlweiler se redressa et observa Marc. Oui, ce type l’intéressait.
— Non ? dit Marc. Je me goure ?
— Tu ne te goures pas. Comment tu le sais ? Tu as un chien ?
— Non, j’ai un chasseur-cueilleur des temps paléolithiques. C’est un préhistorien, très braqué avec ça, faut pas l’emmerder sur le sujet. Il a beau être préhistorien, très braqué, c’est un ami. Je me suis intéressé à ses détritus de fouille car il est sensible en fait, je ne veux pas le peiner.
— C’est lui que ton oncle appelle Saint Luc ?
— Non, ça c’est Lucien, il est historien de la Grande Guerre, très braqué avec ça. On est trois dans la baraque, Mathias, Lucien et moi. Et Vandoosler le Vieux qui s’obstine à nous appeler Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc de sorte qu’on a l’air de tarés. Il ne faudrait pas pousser beaucoup le vieux pour qu’il s’appelle Dieu. Enfin, c’est les conneries de mon oncle. Celles de Mathias, le préhistorien, c’est encore autre chose. Dans les détritus de sa fouille, il y avait des os comme celui-là, percés de petits trous. Mathias dit que ça vient des merdes des hyènes préhistoriques et qu’il ne faut surtout pas mélanger ça avec la bouffe des chasseurs-cueilleurs. Il avait étalé le tout sur la table de la cuisine jusqu’à ce que Lucien s’énerve parce que ça se mélangeait avec sa bouffe à lui, et Lucien aime la bouffe. Bref, peu t’importe cette baraque, mais comme il n’y a pas d’hyène préhistorique sur les grilles d’arbre de Paris, je pense que ça doit venir d’un chien.
Kehlweiler hocha la tête. Il souriait.
— Seulement, continua Marc, et après ? Les chiens croquent des os, c’est dans leur nature, et ça ressort dans cet état, poreux, percé. À moins que… ajouta-t-il après un silence.
— À moins que, répéta Kehlweiler. Car celui-là, c’est de l’os humain, une dernière phalange de doigt de pied.
— Sûr ?
— Certain. J’ai fait confirmer au Muséum par un homme qui sait. Un pouce de pied de femme, assez âgée.
— Évidemment… dit Marc après un nouveau silence. Ce n’est pas usuel.
— Ça n’a pas troublé les flics. Le commissaire du quartier n’admet pas qu’il s’agisse d’os, il n’a jamais vu ça. Je reconnais que la pièce est dans un état inhabituel et que je l’ai forcé à l’erreur. Il suppute que je lui tends un piège, ce qui est exact, mais ce n’est pas celui qu’il croit. Personne n’a disparu dans le quartier, ils ne vont donc pas ouvrir une enquête pour un os emballé dans une merde de chien.
— Et toi, tu penses à quoi ?
Marc tutoyait quiconque le tutoyait. Kehlweiler étendit ses grandes jambes et croisa les mains derrière sa nuque.
— Je pense que cette phalange appartient à quelqu’un et je ne suis pas certain que la personne qui est au bout soit vivante. J’écarte l’accident, trop invraisemblable. Les hasards les plus inconséquents peuvent se produire, mais tout de même. Je pense que le chien s’est plus sûrement servi sur un cadavre. Les chiens sont charognards, comme tes hyènes. Laissons tomber le cas d’un cadavre légal, dans une maison ou un hôpital. Il serait inepte d’imaginer le passage du chien dans la chambre funèbre.