— Et si une vieille est morte seule dans sa chambre, avec son chien ?
— Et comment le chien serait-il sorti de là ? Non, impossible, le corps est dehors. Un corps à l’oubli quelque part, ou bien assassiné quelque part, cave, chantier, terrain vague. Alors, le passage d’un chien peut s’envisager. Le chien avale, digère, éjecte, et la pluie torrentielle de l’autre nuit lessive.
— Un cadavre à l’abandon dans un terrain vague, ça ne veut pas dire un meurtre.
— Mais l’os vient de Paris, et c’est cela qui me trouble. Les chiens de Paris ne vont pas fureter loin de leur habitat, et un cadavre ne reste pas inaperçu bien longtemps dans la ville. On aurait déjà dû le repérer. J’ai revu l’inspecteur Lanquetot ce matin, toujours rien, pas le moindre corps dans la capitale. Pas de disparition non plus. Et les enquêtes routinières suite à décès solitaires n’ont rien révélé de particulier. J’ai trouvé l’os jeudi soir. Ça fait trois jours. Non, Marc, ce n’est pas normal.
Marc se demandait pourquoi Kehlweiler lui racontait tout cela. Il n’était pas contre, d’ailleurs. C’était agréable de l’écouter parler, il avait une voix calme, basse, très apaisante pour les nerfs. Ceci dit, cette merde de chien, il n’en avait rien à faire. Il commençait à faire vraiment froid sur ce banc, mais Marc n’osait pas dire : « J’ai froid, je me tire. » Il se serra dans sa veste.
— Tu as froid ? demanda Louis.
— Un peu.
— Moi aussi. C’est novembre, on n’y peut rien.
Si, pensa Marc, on peut aller au bistrot. Mais évidemment, c’était délicat de parler de tout ça dans un café.
— Faut encore attendre, reprit Kehlweiler. Il y a des gens qui traînent huit jours avant de déclarer une disparition.
— Oui, dit Marc, mais qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Ça me fait que je ne trouve pas cela normal, je l’ai dit. Il y a quelque part un meurtre crasseux, c’est ce que je crois. Cet os, cette femme, ce meurtre, cette crasse, c’est dans ma tête et c’est trop tard, il faut que je sache, il faut que je trouve.
— C’est du vice, dit Marc.
— Non, c’est de l’art. Un art irrépressible et c’est le mien. Tu ne connais pas ça ?
Oui, Marc connaissait, mais pour le Moyen Âge, pas pour une phalange sur une grille d’arbre.
— C’est le mien, répéta Kehlweiler. Si huit jours s’écoulent et que Paris ne livre rien, le problème va se corser singulièrement.
— Bien sûr. Un chien, ça peut voyager.
— Exactement.
Kehlweiller replia son corps et puis se leva. Marc le regarda d’en bas.
— Le chien, dit Kehlweiler, a pu faire des kilomètres en bagnole pendant la nuit ! Il a pu bouffer un pied en province et l’avoir recraché dans Paris ! Tout ce qu’on peut supposer grâce à ce chien, c’est qu’il y a un corps de femme quelque part, mais ce corps peut être n’importe où ! Ce n’est pas si petit que cela, la France, rien que la France. Un corps quelque part et nulle part où chercher…
— C’est fou tout ce qu’on peut dire sur une crotte de chien, murmura Marc.
— Tu n’as rien repéré dans la presse régionale ? Meurtres, accidents ?
— Meurtres, non. Accidents, comme d’habitude. Mais pas d’histoire de pied, j’en suis sûr.
— Continue à dépouiller et sois vigilant là-dessus, pied ou pas pied.
— Bien, dit Marc en se levant.
Il avait compris le boulot, il avait les doigts gelés, il voulait se tirer.
— Attends, dit Kehlweiler. J’ai besoin d’aide, j’ai besoin d’un homme qui court. Je suis ralenti par ma jambe et je ne peux pas suivre cet os tout seul. Tu serais d’accord ? Un simple coup de main de quelques jours. Mais je n’ai pas de quoi te payer.
— Pour faire quoi ?
— Suivre les sorteurs de chiens habitués du banc 102. Noter les noms, les adresses, les déplacements. J’aimerais ne pas perdre trop de temps, au cas où.
L’idée ne plaisait pas du tout à Marc. Il avait déjà fait le guetteur une fois pour son oncle, ça suffisait comme ça. Ce n’était pas un truc pour lui.
— Mon oncle dit que tu as des hommes dans Paris.
— Ce sont des fixes. Des patrons de bistrot, des vendeurs de journaux, des flics, des gars qui ne bougent pas. Ils regardent et m’informent quand c’est nécessaire, mais ils ne sont pas mobiles, tu comprends ? J’ai besoin d’un homme qui court.
— Je ne cours pas. Je sais juste grimper aux arbres. Je cours après le Moyen Âge, mais pas au cul des gens.
Kehlweiler allait s’énerver, c’était normal. Ce type était encore plus cinglé que son oncle. Tous les artistes sont cinglés. Artistes suant dans la peinture, le Moyen Âge, la sculpture, la criminologie, tous cinglés, il en savait quelque chose.
Mais Kehlweiler ne s’énerva pas. Il se rassit sur le banc, lentement.
— D’accord, dit-il seulement. Oublie, c’est sans importance.
Il replaça la boule de papier journal dans sa poche. Bon. Marc n’avait plus qu’à faire ce qu’il voulait, aller se réchauffer au café, manger un morceau et rentrer à la baraque. Il dit au revoir et s’éloigna à grands pas vers l’avenue.
9
Marc Vandoosler avait mangé un sandwich dans la rue et rallié sa chambre en début d’après-midi. Personne dans la baraque. Lucien faisait une conférence quelque part sur on ne sait quel aspect de la Grande Guerre, Mathias classait les détritus de sa fouille de l’automne dans la cave d’un musée, et Vandoosler le Vieux avait dû aller prendre l’air. Il fallait toujours que le parrain soit dehors, et le froid ne le gênait en rien.
Dommage, Marc lui aurait bien posé quelques questions sur Louis Kehlweiler, ses traques incompréhensibles et ses prénoms interchangeables. Comme ça. Il s’en foutait, mais c’était juste comme ça. Cela pouvait attendre, remarque.
Marc planchait en ce moment sur un paquet d’archives bourguignonnes, de Saint-Amand-en-Puisaye pour être exact. Il avait un chapitre en charge pour un bouquin sur l’économie en Bourgogne au XIIIe siècle. Marc continuerait sur ce foutu Moyen Âge jusqu’à ce qu’il puisse en vivre, il se l’était juré. Pas vraiment juré, il se l’était dit. De toute façon, il n’y avait que cela qui lui donnait quelques ailes, disons quelques plumes, cela et les femmes dont il avait été amoureux. Toutes perdues à ce jour, même sa femme qui était partie. Il devait être trop nerveux, ça les décourageait sans doute. S’il avait eu l’air aussi calme que Kehlweiler, ça aurait peut-être mieux fonctionné. Encore qu’il soupçonnait Kehlweiler de ne pas être aussi calme qu’il le paraissait. Lent, sûrement. Et pourtant non. De temps en temps, il tournait la tête vers les autres avec une étrange rapidité. En tout cas, calme, pas toujours. Il avait parfois le visage qui se crispait, durement, ou les yeux qui partaient dans le vide, et donc, tout n’était pas aussi simple. D’ailleurs, qui avait dit que c’était simple ? Personne. Ce type qui cherchait des meurtriers improbables à partir de n’importe quelle merde de chien ne devait pas tourner plus rond que les autres. Mais il donnait l’impression d’être calme, fort même, et Marc aurait aimé savoir faire. Ça devait mieux marcher avec les femmes. Ça suffit comme ça avec les femmes. Cela faisait des mois qu’il était tout seul, ce n’était pas la peine de remuer le couteau dans la plaie, merde.
Donc, ces comptes du seigneur de Saint-Amand. Il en était aux revenus des granges, colonnes de chiffres préservés de 1245 à 1256, avec des manques. C’était déjà beau, tout un petit pan de la Bourgogne dans la bascule du XIIIe siècle. C’est-à-dire que Kehlweiler, il y avait son visage aussi. Ça compte. De près, ce visage saisissait, en douceur. Une femme aurait pu mieux dire si c’était les yeux, les lèvres, le nez, ceci combiné à cela, mais le résultat, c’était que de près, ça valait la peine. Il aurait été une femme, il aurait été d’accord. Oui, mais il était un homme, donc c’était idiot, et il n’aimait que les femmes, un truc idiot aussi, parce que les femmes n’avaient pas l’air de se décider à n’aimer que lui sur la terre.