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Et merde. Marc se leva, descendit dans la grande cuisine plutôt glaciale en novembre et se fit un thé. Avec son thé, il pourrait se concentrer sur les granges du seigneur de Puisaye.

Rien n’indiquait d’ailleurs que les femmes allaient immanquablement vers Kehlweiler. Car vu de loin, on ne se rendait pas compte qu’il était beau, pas du tout même, plutôt rébarbatif. Et il semblait à Marc que Kehlweiler avait l’air d’un type passablement seul, dans le fond. Ce serait triste. Mais ça le réconforterait, lui, Marc. Il ne serait pas le seul à ne pas trouver, à ne pas y arriver, à se casser tout le temps la gueule sur ces histoires d’amour. Rien de pire que l’amour qui rate pour vous empêcher de penser convenablement aux granges médiévales. Cela ruine le travail, c’est évident. Il n’empêche que l’amour existe quand même, pas la peine de hurler le contraire. En ce moment, il n’aimait personne et personne ne l’aimait, comme ça, il était tranquille au moins, il fallait en profiter.

Marc remonta au deuxième étage avec son plateau. Il reprit son crayon et une loupe, parce que ces archives étaient assez ardues à déchiffrer. C’était des copies bien sûr, et ça n’arrangeait rien. En 1245, tiens, ils n’en auraient rien eu à foutre d’une crotte de chien, même avec un os dedans. Oui, enfin, ce n’était pas si sûr. Ce n’était pas rien, la justice, en 1245. Et en fait, oui, ils s’en seraient occupés, s’ils avaient su que c’était de l’os humain, s’ils avaient supposé qu’il y avait eu meurtre. Bien sûr qu’ils s’en seraient occupés. On aurait remis l’affaire en la justice coutumière d’Hugues, seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye. Et qu’est-ce qu’il aurait fait, Hugues ?

Très bien, peu importe, ce n’était pas le sujet. Aucune merde de chien n’était consignée dans les granges du seigneur, ne mélangeons pas tout. Il pleuvait dehors. Peut-être que Kehlweiler était toujours sur son banc, depuis qu’il l’avait planté là tout à l’heure. Non, il avait dû changer de banc, prendre place à l’observatoire 102 de la grille d’arbre. Franchement, il faudrait qu’il pose des questions au parrain sur ce type.

Marc retranscrivit dix lignes et but une gorgée de thé. La chambre n’était pas très chaude, le thé faisait du bien. Bientôt, il pourrait mettre un deuxième radiateur, quand il travaillerait pour la bibliothèque. Parce qu’en plus, il n’y avait rien à gagner dans ce que lui proposait Kehlweiler. Pas un rond, il l’avait dit. Et lui, il avait besoin de fric, et pas de faire l’homme qui court après n’importe quoi. C’est vrai que Kehlweiler aurait du mal à pister les sorteurs de chiens tout seul, avec son genou raide en plus, mais ça le regardait. Lui, il avait à pister le seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye et il le ferait. En trois semaines, il avait bien avancé, il avait identifié un quart des tenanciers du domaine. Il avait toujours été rapide dans le travail. Sauf quand il s’arrêtait, bien sûr. Kehlweiler s’en était rendu compte d’ailleurs. Merde avec Kehlweiler, merde avec les femmes et merde avec ce thé qui avait le goût de poussière.

C’est vrai, il y avait peut-être un meurtrier quelque part, un meurtrier qu’on ne chercherait jamais. Mais comme plein d’autres, et alors ? Si un type avait tué une femme sur un coup de rage, en quoi ça le regardait ?

Bon Dieu, ce releveur des comptes de Saint-Amand s’était appliqué mais il avait une écriture de cochon. Il aurait été Hugues, il aurait changé de comptable. Ses o et ses a étaient indifférenciables. Marc prit sa loupe. Cette affaire de Kehlweiler, ce n’était pas comme l’affaire de Sophia Siméonidis. Ça, il s’en était occupé parce qu’il y avait été acculé, parce que c’était sa voisine, parce qu’il l’aimait bien, et que le meurtre avait été salement prémédité. Dégueulasse, il ne voulait plus y repenser. Certes, s’il y avait un crime derrière le bout d’os de Kehlweiler, ce pouvait être aussi un meurtre ignoble et prémédité. Kehlweiler y pensait et il voulait savoir.

Oui, peut-être, eh bien c’était son boulot, pas le sien. S’il avait demandé à Kehlweiler de venir l’aider à retranscrire les comptes de la seigneurie de Saint-Amand, il aurait répondu quoi ? Il aurait répondu merde et c’était normal.

Foutu, terminé, impossible de se concentrer. Tout ça à cause de ce type, de son histoire de chien, de grille, de meurtre, de banc. Si le parrain avait été là, il lui aurait dit clairement sa façon de penser sur Louis Kehlweiler. On l’engage pour un petit travail de classement, et ça dégénère, on le force à faire autre chose. Encore que, si on voulait être honnête, Kehlweiler ne le forçait à rien. Il avait proposé quelque chose et il ne s’était pas froissé quand Marc avait refusé. En fait, personne ne l’empêchait de faire son étude sur les granges de Saint-Amand, personne.

Personne sauf le chien. Personne sauf l’os. Personne sauf l’idée d’une femme au bout de l’os. Personne sauf l’idée d’un meurtre. Personne sauf le visage de Kehlweiler. Quelque chose de convaincant dans les yeux, de droit, de clair, de douloureux aussi.

Eh bien, tout le monde en avait de la souffrance, et la sienne valait bien celle de Kehlweiler. Chacun ses souffrances, chacun ses quêtes, chacun ses archives.

Certes, quand il s’était lancé dans l’affaire Siméonidis, ça ne lui avait pas nui. On peut emmêler ses quêtes et ses archives avec celles des autres sans se perdre. Oui, peut-être, sûrement, mais ce n’était pas son boulot. Point, terminé.

De rage, Marc fit basculer sa chaise en se levant. Il balança la loupe sur le tas de papiers et attrapa sa veste. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le bunker aux archives, et la vieille Marthe était là, comme il l’espérait.

— Marthe, vous savez où se trouve le banc 102 ?

— Vous avez le droit de savoir ? C’est qu’ils ne sont pas à moi, les bancs.

— Bon Dieu ! dit Marc, je suis quand même le neveu de Vandoosler, et Kehlweiler me laisse bosser chez lui. Alors ? Ça ne suffit pas ?

— Ça va, vous énervez pas, dit Marthe, je disais ça pour jouer.

Marthe expliqua le banc 102, à voix forte. Un quart d’heure plus tard, Marc arrivait en vue de la grille d’arbre. Il faisait déjà nuit, il était six heures et demie. Du bout de la place de la Contrescarpe, il vit Kehlweiler installé sur le banc. Il fumait une cigarette, penché en avant, les coudes sur les genoux. Marc resta quelques minutes à l’observer. Ses gestes étaient lents, rares. Marc était à nouveau indécis, incapable de savoir s’il était vaincu ou vainqueur, et s’il fallait raisonner en ces termes. Il recula. Il observa Kehlweiler qui écrasait sa cigarette, puis se passait les mains dans les cheveux, lentement, comme s’il serrait sa tête très fort. Il maintint sa tête plusieurs secondes, et puis les deux mains retombèrent sur les cuisses, et il resta comme ça, le regard vers le sol. Cet enchaînement de gestes silencieux décida Marc. Il marcha jusqu’au banc et s’assit tout au bout, bottes allongées devant lui. Personne ne dit un mot pendant une ou deux minutes. Kehlweiler n’avait pas redressé la tête, mais Marc était convaincu qu’il l’avait reconnu.