— Tu te souviens qu’il n’y a pas un rond à gagner ? dit finalement Kehlweiler.
— Je me souviens.
— Tu as peut-être autre chose à foutre ?
— C’est certain.
— Moi aussi.
Il y eut un nouveau silence. Ça faisait de la buée quand on parlait. Qu’est-ce qu’on pouvait se geler, bon sang.
— Tu te souviens que c’est peut-être un accident, un concours de circonstances ?
— Je me souviens de tout.
— Regarde la liste. J’ai douze personnes déjà. Neuf hommes, trois femmes. Je laisse tomber les chiens trop petits et trop grands. À mon sens, ça venait d’un chien moyen.
Marc parcourut la liste. Des descriptions rapides, des âges, des allures. Il la relut plusieurs fois.
— Je suis fatigué et j’ai faim, dit Kehlweiler. Tu pourras me remplacer pendant quelques heures ?
Marc hocha la tête et rendit la liste à Kehlweiler.
— Garde-la, tu vas t’en servir ce soir. Il me reste deux bières, tu en veux ?
Ils burent la bière en silence.
— Tu vois le gars qui arrive, là-bas, un peu plus loin, sur la droite ? Non, ne regarde pas vraiment, regarde par en dessous. Tu le vois ?
— Oui, et alors ?
— Ce type, c’est un nocif, un ancien tortionnaire et plus que ça sans doute. Un ultranational. Sais-tu où il va, depuis bientôt une semaine ? Ne regarde pas, bon Dieu, mets le nez dans ta bière.
Marc obéit. Il avait les yeux rivés sur le goulot de la petite bouteille. Il ne trouvait pas évident de regarder par en dessous, et de nuit en plus. Il ne voyait rien, en fait. Il entendait la voix de Kehlweiler qui chuchotait au-dessus de sa tête.
— Il monte au deuxième étage de l’immeuble d’en face. Là-dedans, il y a un neveu de député qui fait son chemin. Et moi, j’aimerais savoir avec qui il fait son chemin, et si le député est au courant.
— Je croyais que c’était une histoire de merde de chien, souffla Marc dans sa bouteille.
Quand on souffle dans une bouteille, ça fait des bruits formidables. Presque le vent sur la mer.
— C’est une autre histoire. Le député, je le laisse à Vincent. C’est un journaliste, il va faire ça très bien. Vincent est sur l’autre banc, là-bas, le gars qui a l’air de dormir.
— Je le vois.
— Tu peux relever la tête, l’ultra est monté. Mais reste naturel. Ces types-là regardent aux fenêtres.
— Voilà un chien, dit Marc, un chien moyen.
— Très bien, note, il arrive vers nous. 18 h 47, banc 102. Femme, la quarantaine, brune, cheveux raides, mi-longs, grande, un peu maigre, pas très jolie, bien habillée, assez aisée, manteau bleu, presque neuf, pantalons. Vient de la rue Descartes. Ne note plus, le chien rapplique.
Marc avala une gorgée de bière pendant que le chien s’affairait autour de l’arbre. Un peu plus, dans le noir, il lui pissait sur les pieds. Plus aucun sens de rien, les chiens de Paris. La femme attendait, l’œil vague, patient.
— Note, reprit Kehlweiler. Retour, même direction. Chien moyen, épagneul roux, vieux, fatigué, boiteux.
Kehlweiler termina sa bière d’un seul coup.
— Voilà, dit-il, tu fais comme ça. Je repasserai te voir plus tard. Ça ira ? Tu n’auras pas froid ? Tu peux aller au café, de temps à autre. Depuis le comptoir, on voit ce qui arrive. Mais ne te rue pas sur le banc comme un perdu, fais ça lentement, comme si tu venais cuver ta bière ou attendre une femme qui n’arrive jamais.
— Je connais.
— D’ici deux jours, on aura la liste des habitués de la place. Après ça, on se répartira les filatures pour savoir qui ils sont et d’où ils viennent.
— Entendu. Qu’est-ce que c’est que ce truc que tu as dans la main ?
— C’est mon crapaud. Je l’humidifie un peu.
Marc serra les dents. Bon, voilà, ce type était cinglé. Et lui, il s’était fourré là-dedans.
— Tu n’aimes pas les crapauds, n’est-ce pas ? Il ne fait pas de mal, on se parle, voilà tout. Bufo — Bufo c’est son nom —, écoute-moi avec attention : le gars avec qui je parle s’appelle Marc. C’est un rejeton de Vandoosler. Et les rejetons de Vandoosler sont nos rejetons. Il va surveiller les clebs à notre place pendant qu’on va aller bouffer. T’as pigé ?
Kehlweiler leva les yeux vers Marc.
— Faut tout lui expliquer. Il est très con.
Kehlweiler sourit et remit Bufo dans sa poche.
— Ne fais pas cette tête. C’est très utile, un crapaud. On est obligé de simplifier le monde à l’extrême pour se faire comprendre, et parfois, c’est soulageant.
Kehlweiler sourit encore plus. Il avait une forme spéciale de sourire, contagieuse. Marc sourit. Il n’allait pas se laisser démonter par un crapaud. On a l’air de quoi à travers le monde si on a la trouille d’un crapaud ? D’un imbécile. Marc avait très peur de toucher les crapauds, c’est entendu, mais il avait aussi très peur d’avoir l’air d’un imbécile.
— Est-ce que je peux savoir quelque chose en échange ? dit Marc.
— Demande toujours.
— Pourquoi Marthe t’appelle-t-elle Ludwig ?
Kehlweiler ressortit son crapaud.
— Bufo, dit-il, le rejeton de Vandoosler va être encore plus emmerdant que prévu. Qu’en penses-tu ?
— T’es pas forcé de répondre, dit Marc mollement.
— Tu es de l’espèce de ton oncle, tu feins mais tu veux tout savoir. On m’avait pourtant laissé entendre que le Moyen Âge te suffisait.
— Pas tout à fait, pas toujours.
— Ça m’étonnait aussi. Ludwig, c’est mon nom. Louis, Ludwig, l’un ou l’autre, c’est comme ça, tu peux choisir. Ça a toujours été comme ça.
Marc regarda Kehlweiler. Il caressait la tête de Bufo. C’est moche, un crapaud. Et gros en plus.
— Qu’est-ce que tu te demandes, Marc ? L’âge que j’ai ? Tu fais des calculs ?
— Bien sûr.
— Ne cherche pas, j’ai cinquante ans.
Kehlweiler se remit debout.
— Ça y est ? demanda-t-il. Tu as fait le compte ?
— Ça y est.
— Né en mars 1945, juste avant la fin de la guerre.
Marc fit tourner la petite bouteille de bière entre ses doigts, les yeux vers le sol.
— Ta mère, elle est quoi ? Française ? demanda-t-il d’un ton indifférent.
En même temps, Marc pensait : ça suffit, fous-lui la paix, qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oui, j’ai toujours vécu ici.
Marc hocha la tête. Il tournait et retournait la petite bouteille entre ses paumes, en regardant fixement le trottoir.
— Tu es alsacien ? Ton père, il est alsacien ?
— Marc, soupira Kehlweiler, ne te fais pas plus con que tu n’es. On m’appelle « l’Allemand ». Ça te va ? Et reprends-toi, voilà un chien qui arrive.
Kehlweiler s’en alla et Marc prit la liste et le crayon. « Chien moyen, je ne sais pas quelle race, je n’y connais rien, les chiens m’énervent, noir, avec des taches blanches, bâtard. Homme, la soixantaine, dégarni, grosses oreilles, abruti de travail, l’air crétin, non, pas crétin, vient de la rue Blainville, sans cravate, traîne les pieds, manteau brun, écharpe noire, le chien fait son truc, trois mètres de la grille d’arbre, tout compte fait c’est une femelle, repart par l’autre côté, non, entre au café, j’attends qu’il ressorte, je vais voir ce qu’il boit, et je boirai aussi. »
Marc se posa au comptoir. L’homme au chien moyen buvait un Ricard. Il discutait de-ci de-là, rien de bien fameux, mais enfin, Marc notait. Tant qu’à faire n’importe quoi, autant le faire bien. Kehlweiler serait content, il aurait tous les petits détails. « L’Allemand »… né en 1945, mère française, père allemand. Il avait voulu savoir, eh bien, maintenant il savait. Pas tout, mais il n’allait pas torturer Louis pour demander la suite, demander si son père avait été nazi, demander si son père avait été tué, ou s’il était reparti outre-Rhin, demander si sa mère avait été tondue à la Libération, il ne poserait plus de questions. Les cheveux ont repoussé, le gosse a grandi, il n’allait pas demander pourquoi la mère avait épousé le soldat de la Wehrmacht. Il ne poserait plus de questions. Le gosse a grandi, il porte le nom du soldat. Et depuis, il court. Marc se passait le crayon sur la main, ça chatouillait. Qu’est-ce qu’il avait eu besoin de l’emmerder avec ça ? Tout le monde devait l’emmerder avec ça, et lui, il avait fait comme tout le monde, pas mieux. Surtout ne pas en souffler un mot à Lucien. Lucien ne creusait que dans la Grande Guerre, mais même.