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Maintenant il savait, et il ne savait plus quoi faire de ce qu’il savait. Bon, cinquante ans, c’était passé, terminé. Pour Kehlweiler bien sûr, rien ne serait jamais terminé. Ça expliquait des trucs, son boulot, sa traque, son mouvement perpétuel, son art à lui, peut-être.

Marc reprit position sur son banc. Bizarrement, son oncle ne lui avait rien raconté de tout cela. Son oncle était bavard pour des vétilles et discret pour les choses graves. Il n’avait pas dit qu’on l’appelait « l’Allemand », il avait dit qu’il venait de nulle part.

Marc reprit sa fiche descriptive pour le chien et raya avec soin le mot « bâtard ». Comme ça, c’était mieux. Quand on ne fait pas gaffe, on écrit plein de saletés.

Kehlweiler repassa sur la place vers onze heures et demie. Marc avait été boire quatre bières et enregistré quatre chiens moyens. Il vit d’abord Kehlweiler secouer le journaliste qui somnolait sur l’autre banc, Vincent, le préposé au tortionnaire ultra. Bien sûr, c’est plus chic de surveiller un tortionnaire qu’une merde de chien. Donc Kehlweiler commençait par Vincent, et lui, qui se gelait sur le 102, il pouvait crever. Il les regarda discuter un long moment. Marc se sentit froissé. À peine, juste une rancœur, qui se mua en une sourde irritation, très normalement. Kehlweiler venait relever ses bancs, relever ses compteurs, comme un seigneur qui fait la tournée de ses terres et de ses serfs. Pour qui se prenait-il, ce type ? Pour Hugues de Saint-Amand-en-Puisaye ? Son obscure et tragique arrivée dans le monde l’avait rendu mégalomane, voilà ce que c’était, et Marc, qui s’emportait à la première sensation d’une servitude, quelle qu’elle fût et d’où qu’elle vienne, n’avait pas l’intention de se mettre en coupe réglée dans la grande cohorte de Kehlweiler. Et puis quoi encore ? La troupe de volontaires asservis, ce n’était pas pour lui. Que le fils de la Seconde Guerre se démerde.

Puis Kehlweiler lâcha Vincent, qui s’en alla par les rues, ensommeillé, et s’avança vers le banc 102. Marc, qui n’oubliait pas qu’il avait sifflé cinq bières et qu’il fallait en tenir compte, sentit sa légère rage se muer en discrète bouderie nocturne, puis se perdre dans l’indifférence. Kehlweiler s’assit près de lui, il eut ce bizarre sourire irrégulier et communicatif.

— Tu as bien bu ce soir, dit-il. C’est le problème avec les mois d’hiver, quand on est le cul sur un banc.

En quoi ça le regardait ? Kehlweiler s’amusait avec Bufo, et il était évidemment à cent lieues, estima Marc, de se douter qu’il voulait à nouveau se barrer et laisser tomber ses pitoyables enquêtes de bancs de bois, art ou pas art.

— Tu veux bien me tenir Bufo ? Je cherche mes cigarettes.

— Non. Ce crapaud me dégoûte.

— Ne t’en fais pas, dit Kehlweiler en s’adressant à Bufo. Il dit ça comme ça, sans savoir. Faut pas avoir de la peine. Reste bien tranquille sur le banc, je cherche mes clopes. Alors ? Tu as eu d’autres chiens ?

— Quatre en tout. C’est tout marqué là. Quatre chiens, quatre bières.

— Et maintenant, tu veux te barrer ?

Kehlweiler alluma sa cigarette et passa le paquet à Marc.

— Tu te sens coincé ? Tu as l’impression d’obéir et tu n’aimes pas obéir ? Moi non plus. Mais je ne t’ai pas donné d’ordres, si ?

— Non.

— Tu es venu tout seul, Vandoosler le Jeune, et tu peux repartir tout seul. Montre-moi ta liste.

Marc le regarda parcourir ses notes, l’air à nouveau très sérieux. Il était de profil, le nez busqué, les lèvres serrées, des mèches noires retombant sur le front. Très facile de s’énerver contre Kehlweiler de profil. Beaucoup moins facile de face.

— Pas la peine de venir demain, dit Kehlweiler. Le dimanche, les gens rompent avec leurs habitudes, ils sortent les chiens sans rime ni raison, et pire, on risquerait de voir arriver des flâneurs qui ne sont pas du quartier. Ça mettrait de la confusion dans nos chiens. On reprend lundi après-midi, si tu le veux, et on commence les filatures mardi. Tu viens classer lundi matin ?

— Rien de changé.

— Surveille particulièrement les accidents et meurtres en tout genre, en plus du reste.

Ils se séparèrent sur un signe. Marc rentra à pas lents, un peu fatigué par ses bières et par l’alternance confuse de ses décisions et contre-décisions.

Ça dura comme ça jusqu’au samedi suivant. De banc en bière, de chien en filature, de découpage d’articles en déchiffrage des comptes de Saint-Amand, Marc ne se posa plus trop de questions sur le bien-fondé de ses actes. Il était embarqué dans le réseau de la grille d’arbre, et ne voyait plus comment s’en sortir. L’histoire l’intéressait, chien pour chien, il voulait comprendre aussi. Il se débrouillait avec le profil hermétique de Kehlweiler et quand il en avait marre, il s’arrangeait pour le voir de face.

Du mardi au jeudi, il demanda de l’aide à Mathias, qui pouvait mettre ses vertus de chasseur-cueilleur préhistorique aux pieds nus au service d’excellentes filatures contemporaines. Lucien en revanche était trop bruyant pour ce genre de boulot. Il fallait toujours qu’il s’exprime à haute et forte voix à propos de toute chose, et surtout, Marc redoutait de le mettre en face d’un Franco-Allemand né dans le bordel tragique de la Seconde Guerre. Lucien aurait aussi sec enclenché l’enquête historique comme un forcené, butiné sur le passé paternel de Kehlweiler jusqu’à remonter aux relents de la Grande Guerre, et ça aurait été très vite l’enfer.

Marc avait demandé jeudi soir à Mathias ce qu’il pensait de Kehlweiler, parce qu’il s’en méfiait encore et que la recommandation de son oncle ne le rassurait pas. Son oncle avait des jugements bien à lui sur les pourris de la terre, et on pouvait trouver des pourris parmi ses meilleurs amis. Son oncle avait aidé un assassin à se tirer, ça, il le savait, et c’est même pour cela qu’on l’avait viré des flics. Mais Mathias avait hoché la tête à trois reprises, et Marc, qui avait beaucoup de respect pour les appréciations silencieuses de Mathias, avait été réconforté. C’était rare que Saint Matthieu se goure sur quelqu’un, disait Vandoosler le Vieux.

10

Samedi matin, Marc était au travail dans le bunker de Kehlweiler. Il avait découpé et classé comme d’habitude, et il n’avait rien remarqué de particulier dans l’actualité des faits divers, sinon les accidents habituels, et pas trace de pied. Il avait archivé, de toute façon il était payé pour ça, mais franchement, il était temps que cette traque du banc 102 aboutisse, serait-ce au néant. Il s’était habitué à la présence de la vieille Marthe dans son dos. Parfois elle sortait, parfois elle restait, en lisant sans faire de bruit ou en s’obstinant sur des mots croisés. Vers onze heures, ils se faisaient un café, et Marthe en profitait pour rompre le silence et discuter le coup. Elle aussi, paraît-il, elle avait renseigné pour Ludwig. Mais elle disait que maintenant elle mélangeait les bancs, le 102 et le 107 par exemple, qu’elle n’était plus efficace comme dans le temps et ça la rendait mélancolique, parfois.