— Voilà Ludwig, dit Marthe.
— Comment tu le sais ?
— Je reconnais son pas dans la cour, son pied traîne. Onze heures dix, c’est pas son heure. C’est le coup du chien, il s’agace là-dessus. On n’en voit pas le bout, tout le monde en a marre.
— On a fait des rapports complets. Vingt-trois sorteurs de chiens, tous des paisibles et rien à en tirer. Il a toujours travaillé comme ça, sur rien ? Sur n’importe quelle crasse ?
— Toujours, dit Marthe, à la piste. Mais attention, c’est un visionnaire. C’est comme ça qu’il s’est fait célèbre, là-haut. Trouver la merde, c’est sa vocation, à Ludwig, son destin, sa pente.
— Il y a quelque chose qui peut l’empêcher d’emmerder le monde ?
— Ah, mais certainement. Le sommeil, les femmes, les guerres. Ça fait beaucoup si t’y penses. Quand il veut dormir ou se faire des pâtes, il n’y a plus rien à tirer de lui, il se fout de tout. Pareil pour les femmes. Quand ça ne va pas en amour, il tourne en rond, il se fout de tout. Et ça m’étonne qu’il travaille tant parce que ça ne va pas trop fort de ce côté-là en ce moment.
— Ah, fit Marc avec satisfaction. Et les guerres ?
— Ça, les guerres, c’est encore autre chose. C’est le bouquet. Quand ça le prend d’y penser, ça l’empêche de dormir, de manger, d’aimer, et de travailler. C’est un truc qui lui vaut rien du tout, les guerres.
Marthe secoua la tête en tournant son café. Marc l’aimait bien maintenant. Elle le rabrouait constamment, comme s’il avait été son petit, alors qu’il avait tout de même trente-six ans, ou comme si elle l’avait élevé. Elle disait : « À une vieille pute comme moi, tu ne vas pas me la faire, je m’y connais en hommes. » Elle disait ça tout le temps. Marc lui avait montré Mathias, et elle avait dit que c’était un gars bien, un peu sauvage mais bien, et qu’elle s’y connaissait en hommes.
— Tu t’es trompée, dit Marc en se réinstallant à son bureau. Ce n’était pas Louis.
— Tais-toi, t’y connais rien. Il discute en bas avec le peintre, c’est tout.
— Je sais pourquoi tu l’appelles Ludwig. Je lui ai demandé.
— Et alors, t’es bien avancé maintenant.
Marthe souffla la fumée avec réprobation.
— Mais t’en fais pas, il les retrouvera, compte là-dessus, ajouta-t-elle en bougonnant et en faisant du bruit avec le journal.
Marc n’insista pas, et ce n’était pas un sujet avec lequel chatouiller Marthe. Il avait seulement voulu lui dire qu’il savait, c’est tout.
Kehlweiler entra et fit signe à Marc de s’arrêter de classer. Il tira un tabouret et s’assit en face de lui.
— Lanquetot, l’inspecteur du secteur, m’a donné les dernières informations ce matin sur le quartier et sur les dix-neuf autres arrondissements : rien à Paris, Marc, rien. Rien en banlieue non plus, il a vérifié aussi. Pas un corps perdu, pas un cadavre oublié, pas une déclaration de disparition, pas une fugue. Ça fait dix jours que le chien nous a pondu ça sur la grille d’arbre. Donc…
Louis s’interrompit, tâta la cafetière encore tiède et se versa une tasse.
— Donc, le chien a rapporté ça d’ailleurs, de plus loin. C’est sûr. Il y a un corps quelque part qui remonte au bout de notre os, et je veux savoir où, quel que soit l’état de ce corps, vivant ou mort, accident ou meurtre.
Oui, peut-être, pensa Marc, mais avec toute la province sur les bras et pourquoi pas la planète, tant qu’on y était, les comptes du seigneur de Puisaye ne risquaient pas d’avancer. Kehlweiler s’acharnerait jusqu’au bout, Marc savait mieux à présent pourquoi il se collait ces sortes de missions sur le dos, mais lui, il fallait qu’il sorte de là.
— Marc, reprit Kehlweiler, parmi nos vingt-trois chiens, il faut qu’il y en ait au moins un qui ait bougé et qui soit sorti de Paris. Regarde tes fiches. Qui ait bougé en semaine, le jeudi, ou le mercredi. Est-ce qu’on a repéré un type ou une femme en déplacement ?
Marc fouilla dans un classeur. Des gens paisibles, que des gens paisibles. Il y avait les notes de Kehlweiler, les siennes, et celles de Mathias. Il n’avait pas encore mis de l’ordre dans tout ça.
— Regarde lentement, prends ton temps.
— Tu ne veux pas regarder toi-même ?
— J’ai sommeil. Levé à l’aube, à dix heures, pour voir Lanquetot. Je ne suis bon à rien quand j’ai sommeil.
— Bois ton café, dit Marthe.
— Il y a celui-là, dit Marc, c’est un type dont le chasseur-cueilleur s’est chargé.
— Le chasseur-cueilleur ?
— Mathias, précisa Marc, tu m’avais autorisé.
— J’y suis, dit Louis. Qu’est-ce qu’il a chassé ton cueilleur ?
— D’habitude c’est de l’aurochs, là, il s’agit d’un homme.
Marc parcourut une nouvelle fois la fiche.
— C’est un homme qui enseigne une fois par semaine aux Arts et Métiers, le vendredi. Il arrive à Paris le jeudi soir, et il repart le samedi matin, à l’aube. Quand Mathias parle de l’aube, c’est vraiment l’aube.
— Il repart où ? dit Kehlweiler.
— Au bout de la Bretagne, à Port-Nicolas, près de Quimper. Il habite là-bas.
Kehlweiler fit une légère grimace, tendit la main et attrapa la fiche rédigée par Mathias. Il lut et relut, très concentré.
— Il fait sa tête d’Allemand, chuchota Marthe à l’oreille de Marc. Ça va chauffer.
— Marthe, dit Louis sans lever les yeux, tu ne chuchoteras jamais convenablement.
Il se leva et tira des rayonnages un lourd fichier en bois, étiqueté O-P.
— T’as une fiche sur Port-Nicolas ? demanda Marc.
— Oui. Dis-moi, Marc, comment il a fait pour savoir tout ça, ton chasseur-cueilleur ? Il est spécialiste ?
Marc haussa les épaules.
— Mathias est un cas spécial. Il ne dit pratiquement rien. Et puis, il dit « parle », et les gens parlent. Je l’ai vu à l’œuvre, c’est pas des blagues. Et il n’y a pas de truc, je me suis informé.
— Tu penses bien, dit Marthe.
— En tous les cas, ça marche. Pas dans l’autre sens, malheureusement. S’il dit « ta gueule » à Lucien, ça ne marche pas. Je suppose qu’il a bavardé avec le gars pendant que le chien vaquait à ses préoccupations de chien.
— Pas d’autres déplacements ?
— Si. Un autre type qui passe deux jours par semaine à Rouen, double famille, semble-t-il.
— Donc ?
— Donc, dit Marc, si on regarde les quinze jours écoulés dans Ouest-France et dans Le Courrier de l’Eure, que voit-on ?
Ludwig sourit et se resservit du café. Il n’y avait plus qu’à laisser Marc discourir.
— Or, que voit-on ? répéta Marc.
Il reprit ses classeurs et parcourut rapidement les nouvelles du Finistère-Sud et de la Haute-Normandie.
— Dans l’Eure, un camionneur qui s’est pris un mur dans la nuit, il y a onze jours mercredi, beaucoup d’alcool dans le sang, et dans le Finistère, une vieille dame qui s’est cassé la gueule sur une grève caillouteuse, le jeudi ou le vendredi matin. Pas d’histoire de doigt de pied, tu t’en doutes.
— Passe-moi les coupures.
Marc passa, et croisa ses jambes sur la table, satisfait. Il fit un signe encourageant à Marthe. Finis les chiens, on allait passer à autre chose. C’est déprimant à la longue de parler sans cesse de merde de chien, il y a autre chose dans la vie.