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Louis reclassa les coupures puis lava les tasses à café dans le petit lavabo. Ensuite, il chercha un torchon propre pour les essuyer et les replaça sur l’étagère, entre deux dossiers. Marthe rangea la boîte à café, reprit son livre et se cala sur le petit lit. Louis s’assit à côté d’elle.

— Eh bien voilà, dit-il.

— Si ça t’arrange, je peux te garder Bufo.

— Non, je préfère l’emmener. Tu es gentille.

Marc replia brutalement les jambes et posa ses bottes au sol. Qu’est-ce qu’il avait dit, Louis ? Emmener le crapaud ? Il ne se retourna pas, il s’était gouré, il n’avait rien entendu.

— Il a déjà tâté l’air marin ? demanda Marthe. Il y en a qui supportent pas.

— Bufo se trouve bien partout, ne te fais pas de bile pour lui. Pourquoi penses-tu que c’est dans le Finistère ?

— Dans l’Eure, un camionneur bourré, ça ne peut pas cacher grand-chose. Tandis que la vieille dans les rochers, on peut se poser des questions, et puis c’est une femme. Qu’est-ce que t’as à ton nez ?

— Je me suis cogné en me levant ce matin, je n’ai pas vu la porte, c’était l’aube.

— T’as de la chance d’avoir un nez, ça protège les yeux.

Bon Dieu ! Mais ils allaient continuer longtemps comme ça ? Marc se tendait, silencieux, appuyant ses mains sur ses cuisses, courbant le dos, le réflexe d’un homme qui voudrait se faire oublier. Kehlweiler allait partir pour la Bretagne, qu’est-ce que c’était que cette foutaise ? Et Marthe, elle avait l’air de trouver ça naturel. Mais il n’avait donc fait que cela toute sa vie ? Aller voir ? Pour un oui pour un non ? Pour une merde ?

Marc regarda sa montre. Presque midi, c’était son heure, il pouvait se tirer l’air de rien avant que Kehlweiler ne l’engage comme homme qui court dans sa chasse au néant. Avec un tel type, hanté par l’inutilité depuis que la Seconde Guerre l’avait mis au monde et la Justice au chômage, on risquait de parcourir toute la France à la poursuite du vide. En ce qui concerne les illusions perdues, Marc estimait avoir largement sa part et il n’avait pas l’intention d’avaler celle de Kehlweiler.

Louis examinait son nez dans une petite glace de poche que lui tendait Marthe. Très bien. Marc referma discrètement les classeurs, boutonna sa veste, salua tout le monde. Kehlweiler répondit par un sourire et Marc fila. Une fois dans la rue, il pensa que le mieux était d’aller travailler ailleurs qu’à la baraque. Il préférait avoir le temps de préparer des arguments de refus avant que Kehlweiler ne passe le recruter pour aller courir sur les confins de la terre bretonne. Marc venait d’en faire l’expérience toute la semaine, le plus habile était de se tirer et de réfléchir à la meilleure manière de s’opposer à ce type. Il passa donc en coup de vent dans sa chambre pour emporter de quoi s’occuper dans un bistrot jusqu’au soir. Il bourra un vieux cartable de comptes de Saint-Amand et redescendit l’escalier en hâte, tandis que son oncle le grimpait tranquillement.

— Salut, dit Vandoosler le Vieux. On dirait que tu as les flics au cul.

Ça se voyait tant que ça ? Plus tard, il s’entraînerait à ne pas s’énerver, ou en cas d’échec, ce qui était à envisager, à s’énerver sans que cela se remarque.

— Je vais travailler un peu plus loin. Si ton Kehlweiler rapplique, tu ne sais pas où je suis.

— Motif ?

— Ce type est cinglé. Je n’ai rien contre, et il a ses raisons, mais je préfère qu’il déraille sans moi. Chacun son train, chacun son art, je n’ai pas la vocation de courir après le vent jusqu’au bout des terres.

— Tu m’étonnes, dit seulement Vandoosler, qui grimpa jusqu’aux combles où il demeurait.

Marc trouva un bon café, assez loin de la baraque, et s’occupa de la bascule du XIIIe siècle.

Kehlweiler, debout, tapotait en silence la petite fiche cartonnée qu’il avait extraite de son fichier.

— Ça tombe mal, dit-il à Marthe. Je connais trop de monde, je voyage trop et je croise trop de gens. Trop petit, ce pays, vraiment trop petit.

— T’as quelqu’un de connu dans ce pays breton ? Dis voir.

— Cherche.

— En combien de lettres ?

— Sept.

— Homme ou femme ?

— Femme.

— Ah. Que tu as aimée, ou moyen ou pas du tout ?

— Que j’ai aimée.

— Ça va être vite vu alors. La deuxième ? Non, elle est au Canada. La troisième ? Pauline ?

— Tout juste. Marrant, non ?

— Marrant… Ça dépend de ce que tu comptes faire.

Louis se passa la fiche cartonnée sur la joue.

— Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ? Les gens sont libres, ils font ce qu’ils veulent. Je l’aimais bien, la petite Pauline, sauf qu’elle était près de ses sous, c’est ça qui t’a perdu. Et tu sais que je m’y connais en femmes. Comment tu sais qu’elle est là-bas ? Je croyais qu’elle n’avait plus jamais donné de ses nouvelles.

— Une seule fois, dit Louis en sortant un fichier, pour me signaler un cas toxique dans son patelin, il y a bien quatre ans. Elle m’avait adressé une coupure de presse sur le gars et ajouté ses propres notes. Mais pas un mot personnel, rien, pas même « je t’embrasse » ou « porte-toi bien ». Juste le renseignement, parce qu’elle pensait que le type était assez moche pour devoir figurer dans mes fichiers. Pas même « je t’embrasse », rien. J’ai répondu de même pour accuser réception et j’ai ajouté le gars dans la grosse boîte.

— Pauline donnait toujours de bons renseignements. Qui est le gars ?

— René Blanchet, dit Louis en sortant une carte du fichier, je ne connais pas.

Il lut quelques secondes en silence.

— Résume, dit Marthe.

— Un vieux salaud, tu peux en être sûre. Pauline connaissait mes préférences.

— Et depuis quatre ans que tu as son adresse, tu n’as jamais pensé aller y faire un tour ?

— Si, Marthe, vingt fois. Faire un tour, examiner ce Blanchet et tâcher de reprendre Pauline au passage. Je me la figurais assez bien seule dans une grande maison littorale battue par la pluie.

— Ne le prends pas mal mais ça m’étonnerait, je m’y connais en femmes. Pourquoi t’as pas tenté le coup, tout compte fait ?

— Tout compte fait, t’as vu ma gueule, t’as vu ma jambe ? Moi aussi je m’y connais, Marthe. Et puis ça n’a pas d’importance, ne te tracasse pas. Pauline, je l’aurais croisée un jour ou l’autre. Quand on passe sa vie sur les chemins d’un pays trop petit, on a les rencontres qu’on mérite, et celles qu’on suscite et celles qu’on désire, ne te tracasse pas.

— N’empêche… marmonna Marthe. Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ?

— Ne répète pas toujours les mêmes trucs. Tu veux une bière ?

11

Louis partit le lendemain, vers onze heures, sans précipitation. Le sorteur de chien habitait vraiment le bout de la Bretagne, à quelque vingt kilomètres de Quimper. Faudrait bien compter sept heures de route, et une pause pour boire une bière, Louis n’aimait pas se presser en bagnole et il ne pouvait pas passer sept heures de suite sans bière. Son père était comme ça, pour la bière.

La fiche de Mathias défilait dans sa tête. Le chien : « Moyen, beige à poils ras, grosses dents, peut-être un pit-bull, sale gueule en tous les cas ». Ça ne rendait pas le maître sympathique. L’homme : « Dans la quarantaine, châtain clair, yeux bruns, maxillaire inférieur rentrant, mais à part ça assez belle allure, un peu de ventre cependant, nom… » Comment c’était son nom ? Sevran. Lionel Sevran. L’homme au chien était donc reparti hier matin pour la Bretagne, avec le chien, et il y resterait jusqu’à jeudi prochain. Il n’y avait plus qu’à suivre. Louis conduisait à vitesse moyenne, retenant un peu la voiture. Il avait bien songé à emmener quelqu’un avec lui, pour que cette course aléatoire soit moins désolée et sa jambe moins raide, mais qui ? Les types qui lui envoyaient les nouvelles des quatre départements de la Bretagne étaient des fixes, rivés à leur port, à leur commerce, à leurs journaux, on ne pouvait pas les bouger. Sonia ? Bon, Sonia était partie, il n’allait pas y passer la journée. La prochaine fois, il essaierait d’aimer mieux que cela. Louis fit la grimace. Il n’aimait pas facilement. Sur toutes les femmes qu’il avait eues, parce que quand on est seul dans sa voiture, on a le droit de dire « eues », combien en avait-il aimé, franchement ? Franchement ? Trois, trois et demie. Non, pas doué. Ou bien c’est qu’il ne se portait plus volontaire. Il tâchait d’aimer moyen, sans exagérer, et de fuir les amours denses. Parce qu’il était de ces types qui se déglinguent pour deux ans après un amour compact et raté, qui se durcissent dans les regrets avant de se décider à passer à la suite. Comme il ne se ruait pas non plus sur l’amour moyen, il optait pour de longs temps de solitude, que Marthe appelait ses périodes glaciaires. Elle était contre. Quand tu seras tout froid, elle disait, tu seras bien avancé.