Sevran poussa le pit-bull vers Louis, qui n’était pas très à l’aise. Le chien à grosse gueule grondait doucement. Ils discutèrent encore de choses et d’autres, de l’âge du chien, du sexe du chien, de la reproduction du chien, de l’appétit du chien, autant de sujets parfaitement emmerdants. Louis se renseigna à propos d’un hôtel, déclina l’invitation à dîner et les laissa en remerciant.
Il était maussade et insatisfait en sortant de chez eux. Isolément, le mari et la femme étaient acceptables, mais ensemble, quelque chose grinçait. Quant au chien fugueur et avaleur d’immondices, pour l’instant, ça cadrait. Mais ce soir, Louis en avait assez du chien. Il chercha le seul hôtel de la petite ville, un gros hôtel neuf qui devait suffire à absorber la clientèle de l’été. Pour ce qu’il en avait vu, Port-Nicolas n’avait pas de plage, mais des grèves de vase et de rochers impraticables.
Il dîna rapidement à l’hôtel, prit une chambre et s’y boucla. Sur la table de nuit, il y avait quelques dépliants et prospectus, les adresses utiles de la ville. Le prospectus était mince et Louis s’obligea à la lecture : produits de la pêche, mairie, antiquités, appareils de plongée, centre de thalassothérapie, animations culturelles, photo de l’église, photo des nouveaux réverbères. Louis bâilla. Il avait passé son enfance dans un village du Cher et ces petites histoires ne l’ennuyaient pas, mais les prospectus, oui. Il s’arrêta sur la photo de l’équipe du centre de thalassothérapie. Il se leva, examina le cliché sous la lumière de la lampe. La femme au milieu, la femme du propriétaire, merde.
Il s’allongea sur le lit, mains croisées sous la nuque. Il sourit. Eh bien, si c’était ça qu’elle avait épousé, si c’était pour ça qu’elle était partie, ça ne valait pas le coup. Non qu’il fût un cadeau. Mais cet homme au front bas, aux cheveux noirs dressés en brosse sur le crâne, cet homme à la gueule maussade encastrée dans un carré, franchement, ça ne valait pas le coup. Oui, mais qu’est-ce qui était le plus blessant ? La retrouver dans le lit d’un type splendide ou dans celui d’un singe mercantile ? Ça se discutait.
Louis décrocha son téléphone et appela le bunker.
— Marthe, je te réveille, ma vieille ?
— Tu penses… Je suis sur un mots croisés.
— Moi aussi. Pauline a épousé le gros sac du pays, le directeur du centre de thalassothérapie. Tu te figures comme elle doit s’emmerder ? Je t’envoie la photo du couple, tu vas t’amuser.
— Un centre de quoi ?
— Thalassothérapie. Une usine à ramasser beaucoup de fric en tartinant les gens d’algues, de jus de poisson, de bouillasse à l’iode et autres foutaises. La même chose qu’un bain de mer, mais en cent fois plus cher.
— Ah, c’est pas idiot. Et ton chien ?
— Je l’ai trouvé. Un chien détestable, bourré de dents, mais un maître sympathique, sauf je ne sais quelle combine sexuelle obsessionnelle qu’il trafique dans sa cave, je veux voir ça. Sa femme est un peu inquiétante. Accommodante, mais gelée, ou plutôt dévitalisée. On dirait qu’elle comprime quelque chose, qu’elle se comprime tout le temps.
— Puisque je te tiens, coule en Russie, en deux lettres ?
— L’Ob, Marthe, l’Ob, nom de Dieu, soupira Louis. Fais-le tatouer sur ta main et qu’on n’en parle plus.
— Merci, Ludwig, je t’embrasse. Tu as dîné ? Oui ? Alors je t’embrasse et n’hésite pas à me demander des tuyaux. Tu sais que je m’y connais en hommes et aussi en…
— Je le ferai, Marthe. Écris « Ob » et dors tranquille en veillant d’un œil sur les archives.
Louis raccrocha et décida sur l’instant d’aller voir la cave de Lionel Sevran. Elle avait un accès extérieur, il avait noté ça en sortant, et les serrures n’embarrassaient pas Louis, sauf les serrures trois points, très emmerdantes, qui exigent du temps, du matériel lourd et de la tranquillité.
Il fut à la porte un quart d’heure plus tard. Il était plus de onze heures et les environs étaient noirs et dormants. La cave était protégée par une serrure et un verrou et ça lui prit un bon moment. Il travaillait sans bruit, à cause du chien. S’il y avait une femme sous la couverture, elle dormait bien. Mais Louis commençait à douter qu’il s’agisse d’une femme. Ou alors, c’est qu’il ne comprenait plus rien aux femmes, ni à celle de la cave, ni à l’épouse à l’étage, et autant alors abandonner le métier d’homme sur-le-champ. Oui mais quoi d’autre ? Les Sevran en avaient parlé sans ambiguïté. Et pourtant, il y avait du grotesque là-dedans, et Louis ne se satisfaisait pas du grotesque.
La porte céda, Louis descendit quelques marches et la referma doucement sur lui. Au milieu d’un foutoir inconcevable, il y avait un grand établi, et dessus, une couverture bouchonnée qui formait un épais tas d’ombre. Il tâta, souleva, regarda, et hocha la tête. Un quiproquo. Il haïssait les quiproquos, ces intermèdes inutiles et malfaisants, et il se demanda dans quelle mesure Lina Sevran ne l’avait pas volontairement conduit à l’erreur.
La couverture ne protégeait qu’une antique machine à écrire, du début du siècle, si tant est qu’il s’y connaissait un peu. Et en effet, comme l’avait dit Lina, elle était grosse, lourde comme une vache, et exigeait un solide nettoyage. Louis balada sa lampe au sein de l’obsession de Lionel Sevran. Sur les étagères, au sol, sur des établis, partout, des dizaines de vieilles machines à écrire, mais aussi des morceaux de phonos, des pavillons, des vieux téléphones, des séchoirs, des ventilateurs, des amoncellements de pièces de rechange, de vis, de bras mécaniques, de pistons, de fragments de bakélite, et tout à l’avenant. Louis revint vers la machine dénudée sur la table. C’était donc elle, « la nouvelle » ramassée par Sevran. Et lui, on l’avait pris pour un amateur de machines, c’était évident, et, pour l’avoir reçu avec tant de détachement, le couple devait être habitué à de fréquents passages de collectionneurs. Sevran devait être un rouage connu sur le marché pour qu’on vienne le voir jusqu’au bout de sa Bretagne.
Louis passa les doigts dans sa très courte barbe de quatre jours. Parfois il se rasait, parfois non, pour poser une ombre sur son maxillaire trop projeté en avant. Il résistait à la tentation de se réfugier derrière une vraie barbe, et optait pour cette solution bancale qui adoucissait ce menton offensif, qu’il n’aimait pas, donc. Ça suffisait comme ça, le monde était à feu et à sang, il n’allait pas passer la nuit sur son problème de maxillaire, il y a des limites. Que Lina Sevran l’ait pris pour un collectionneur, comme elle devait en voir défiler des vingtaines, cela se pouvait. Mais il lui semblait qu’elle avait bien joué de l’ambiguïté de ses mots qu’elle s’était peut-être amusée de le voir mal à l’aise. La perversité était à envisager. On peut tromper son ennui avec des puzzles, ou bien avec de la perversité, si on a les penchants pour. Quant au mari, rien à en dire à présent. Louis en revenait à sa première impression favorable, chien excepté. C’était une entorse à la règle connue mais maintes fois observée de tel maître, tel chien. Ici, le maître et le chien ne se ressemblaient nullement, et c’était fort curieux, car ils paraissaient s’estimer l’un l’autre. Il faudrait qu’il se souvienne de cette exception, car il est toujours rassurant pour l’humanité de voir les règles faillir.
Il replaça la couverture sur la machine, pour la protéger gentiment de l’humidité et non pour effacer les traces de son effraction, vu qu’il avait dû de toute façon faire sauter les vis qui retenaient le verrou. Il ressortit dans la nuit et repoussa la porte. Demain, Sevran découvrirait l’intrusion et réagirait. Demain, il irait rendre visite au maire pour en savoir plus sur la vieille femme morte sur la grève. Demain, il irait aussi au centre de bouillasse marine voir la petite Pauline. Il pouvait se dire qu’elle avait épousé l’homme au front bas pour du fric, mais il ne pouvait en être sûr. Ce ne serait pas la première fois qu’on lui préférerait des types dont il n’aurait pas touché un seul doigt. Mais tout de même, comme Pauline était la troisième femme qu’il avait aimée, ça lui déchirait un peu le ventre. Qu’avait dit Marthe ? Pas d’expédition punitive. Non, bien sûr, il n’était pas salaud à ce point. Mais ce serait difficile. Parce qu’enfin, il avait souffert quand elle était partie. Il avait englouti des quantités de bière inimaginables, il avait grossi et s’était empâté dans des souvenirs qui n’en finissaient pas. Ensuite il avait fallu des mois d’efforts pour retrouver l’essentiel de sa tête et pour récupérer son corps, qui était trop grand, mais correct et solide. Ce serait difficile.