12
Kehlweiler se leva trop tard pour pouvoir prendre son petit déjeuner à l’hôtel. Il se rasa presque complètement et sortit sous la pluie fine qui tombait sur le village. Village n’était pas le mot. Il aurait plutôt dit « localité ». Port-Nicolas avait dû être un port médiéval bien compact, il en restait des rues étroites qui auraient intéressé un type comme Marc Vandoosler, mais pas lui. En pensant à Marc, il trouva l’église puis le calvaire, qui était sans nul doute un beau truc, grouillant de monstres sculptés et d’autres saletés propres à inspirer la terreur dans les esprits religieux. À une vingtaine de mètres, une fontaine en granit à moitié démolie laissait couler un filet d’eau.
Sous la pluie qui s’intensifiait, Louis se bascula d’un côté, une jambe repliée et l’autre raide, pour plonger sa main dans le ruisseau. Dans cette eau-là, des milliers de gens avaient dû venir tremper leurs malheurs, réclamer des soins, réclamer des amours, réclamer des enfants, ourdir des vengeances. Après des siècles, ça fait de l’eau très chargée. Louis avait toujours aimé les fontaines miraculeuses. Il pensa brièvement y tremper son genou. Encore que rien n’assurait que cette fontaine était miraculeuse. Mais en Bretagne et près d’un calvaire, c’était évident, faut pas prendre les gens pour des cons, le dernier des imbéciles sait reconnaître une fontaine miraculeuse quand c’en est une. Le lieu était beau et Louis s’y plut. Il était en surplomb, et de là, il avait une vue partielle de la localité moderne. Port-Nicolas s’était dispersé. Ce n’était plus que des villas disséminées, à plusieurs centaines de mètres les unes des autres, avec une zone industrielle, au loin.
De cette localité dévastée, il ne restait plus qu’une place centrale, avec une grande croix de pierre, l’hôtel, le café, la mairie, et une vingtaine de baraques. Tout le reste s’étalait n’importe comment autour, un garage, des villas, une grande surface, le centre de thalassothérapie, ignoble, et tout à l’avenant, jeté comme une poignée de dominos et relié par des routes et des ronds-points.
Louis préférait la fontaine miraculeuse où il laissait tremper la main, et les démons en granit usé du calvaire. Il resta assis là, sous la pluie, sur un rocher qui dépassait de l’herbe rase. Des petites silhouettes se déplaçaient là-bas, devant les villas, une autre devant la mairie. Le maire peut-être, Michel Chevalier, étiquette incertaine, classé D, divers. Ces divers l’avaient toujours décontenancé. C’étaient souvent des types un peu faiblards, ayant comme rétréci au lavage de l’existence, s’étant abrités dans un centre imprécis, des types dont l’issue n’était pas prévisible. Louis saisissait mal ces hommes flottants. Peut-être le maire se demandait-il chaque jour s’il avait les cheveux bruns ou blonds, s’il était un homme ou une femme, un gars hésitant devant les questions les plus simples. Mais lui-même, après tout, hésitait quand on lui demandait d’où il venait. Ne sait pas, sans importance, fils du Rhin. Les hommes passaient beaucoup de temps à essayer de se piquer le Rhin, ils l’avaient même coupé en deux. Couper de l’eau, il n’y a que les hommes pour imaginer une foutaise pareille. Mais le Rhin est nulle part et n’est à personne, et lui, il était fils du Rhin, c’est son père qui lui avait dit, nationalité indéfinie, le monde était à feu et à sang, il n’allait pas passer la journée là-dessus.
Ceci dit, l’avantage de n’appartenir à personne était de pouvoir être tout le monde. Si ça lui chantait, et ça lui chantait souvent, il pouvait être turc, chinois, berbère, pourquoi pas si ça lui plaisait, indonésien, malien, fuégien, que celui qui n’était pas d’accord le dise, sicilien, irlandais, ou, évidemment, français, ou allemand. Et le plus pratique avec ça était de s’offrir une galerie d’ancêtres aussi vaste que prestigieuse ou minable.
Louis retira sa main de l’eau de la source et la regarda. En l’essuyant sur son pantalon trempé, il pensa pour la millième fois que ça faisait cinquante ans qu’il vivait en France et cinquante ans qu’on l’appelait « l’Allemand ». Les gens n’oubliaient pas, et lui non plus. En se remettant debout, il songea qu’il devrait appeler le vieux. Ça faisait un mois qu’il n’avait pas de nouvelles de son père. Là-bas, de l’autre côté du Rhin, à Lörrach, le vieux s’amuserait de savoir après quoi il courait. Depuis la fontaine, Louis balaya l’étendue de Port-Nicolas. Il savait pourquoi il hésitait : commencer par Pauline ou, plus modérément, par le maire ?
13
En arrivant à dix heures du matin au bunker, Marc Vandoosler avait préparé toutes les réponses possibles à toutes les sollicitations éventuelles de Louis Kehlweiler. Il entra donc calmement, embrassa Marthe et s’étonna de ne pas trouver de mot sur le bureau. Sûrement Louis avait laissé un message pour lui demander de cavaler avec lui à l’autre bout du pays. Ou alors c’était Marthe qui devait faire l’intermédiaire. Mais Marthe ne disait rien. Eh bien, que chacun se taise, c’était tout aussi bien.
Marc n’avait jamais su garder une résolution, bonne ou mauvaise, plus d’une dizaine de minutes. L’impatience lui faisait toujours abattre sa garde et ses bouderies les plus compactes pouvaient être ruinées en quelques instants par le besoin de s’agiter et de faire progresser les questions en suspens. Il n’y avait rien que Marc tolérât plus mal que les questions en suspens. Il s’agita sur sa chaise avant de demander à Marthe si elle avait un message pour lui.
— Pas de message, dit Marthe.
— Pas grave, dit Marc, à nouveau résolu à garder le silence.
— Mais tu sais quoi ? reprit-il. Louis veut m’enrôler comme homme qui court. Eh bien, non, Marthe, je ne suis pas un type fait pour ça. Ne crois pas que je ne sais pas courir, ça n’a rien à voir. Je peux courir très vite si nécessaire, c’est-à-dire assez vite, et surtout, je suis très bon pour escalader. Pas les montagnes, non, ça me fout le cafard et je m’ennuie, mais les murs, les arbres, les palissades. Tu ne dirais pas cela à me voir, n’est-ce pas ? Eh bien, Marthe, je suis très agile, pas fort, mais très agile. On n’a pas besoin que d’hommes forts sur la terre, hein ? Tu sais que ma femme m’a quitté pour un type très costaud ? Très costaud, oui, mais qui serait incapable de tenir droit sur un escabeau, et de plus, ce type…
— T’étais marié, toi ?
— Pourquoi non ? Mais c’est passé maintenant, alors ne m’en parle pas, je t’en prie.
— C’est toi qui en parles.
— Oui, tu as raison. Je disais, Marthe, que je ne suis pas un type fait pour l’armée, quand même ce serait avec Kehlweiler qui enrôle en finesse, en douceur. Je ne suis pas foutu capable d’obéir, les consignes me mettent hors de moi, ça me pile les nerfs. Et l’enquête criminelle, ça m’emmerde, je ne sais pas soupçonner. Comprendre, étudier, déduire, oui, mais soupçonner des vivants, incapable. En revanche, je sais soupçonner les gens morts, c’est mon métier. Je soupçonne le comptable du seigneur de Puisaye de trafiquer les comptes des granges, il doit le truander sur les toisons de moutons. Mais il est mort, tu saisis la grosse différence ? Dans la vie, je soupçonne peu, je crois ce qu’on me dit, je fais confiance. Et puis merde, je ne sais pas pourquoi je parle, je parle sans cesse, je passe ma vie à relater les débris de mes actions, ça me fatigue et ça use les autres. Pour te dire que comme soldat, comme soupçonneur, je suis zéro, c’est tout. Zéro en homme fort, en homme méfiant, en homme puissant, ou en n’importe quelle sorte de surhomme comme semble être ton Ludwig. Kehlweiler ou pas Kehlweiler, je n’irai pas en Bretagne pour faire le chien qui court après un autre chien. Ça me détourne de mon ouvrage.