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— Au Sénat, continua mollement Chevalier, on dit aussi qu’il vaut mieux des punaises dans ses draps que « l’Allemand » dans ses tiroirs. Pardonnez-moi si cela vous heurte, mais c’est ce qu’on dit de vous.

— Je sais.

— On ajoute qu’il faut alors procéder comme pour les punaises, c’est-à-dire mettre le feu à l’ameublement.

Chevalier rit doucement et jeta un coup d’œil satisfait à son remplaçant au billard.

— Quant à moi, reprit-il, je n’ai rien à brûler, et rien à vous montrer non plus car vous n’êtes plus de la maison. Je ne sais si c’est le désœuvrement qui vous pousse à cette obstination. Oui, le pit-bull appartient aux Sevran, comme Marie leur appartenait aussi, si l’on peut dire. Elle avait été la nourrice de Lina Sevran, elle ne l’a jamais quittée. Mais Marie est tombée sur la grève, et ses pieds n’ont pas été touchés. Faut-il le répéter ? Sevran est un homme chaleureux et très actif pour la commune. Je n’en dirai pas autant de son chien, soit dit entre nous. Mais vous n’avez aucune raison ni aucun droit pour le harceler. D’autant que son chien, sachez-le pour votre gouverne, passe sa vie à s’échapper, à rôder dans la campagne et à avaler des poubelles entières. Vous pourrez passer dix ans de votre vie avant de savoir où ce chien a ramassé ça, si tant est que c’est lui, d’ailleurs.

— On se la termine ? demanda Louis en montrant le billard. Votre adversaire semble quitter le tapis.

— Entendu, dit Chevalier.

Chacun prit du bleu, l’expression professionnelle, et Louis entama la partie, entouré de la douzaine de spectateurs qui commentaient ou gardaient un silence appréciateur. Certains partaient, d’autres arrivaient, ça tournait beaucoup dans ce café. Louis commanda une bière en milieu de jeu, et cela parut contenter le maire qui réclama un muscadet et finit par emporter la partie. Chevalier était dans le port depuis douze ans, ça fait quatre mille parties de billard, ça compte dans une vie. Sur sa lancée, le maire invita Louis à déjeuner. Louis découvrit, derrière la salle de jeux, une vaste pièce qui comptait une quinzaine de tables. Les murs étaient nus, en granit noirci par les feux de cheminée. Ce vieux café aux salles emboîtées plaisait de plus en plus à Louis. Il y aurait volontiers installé son lit dans un coin, près de la cheminée, mais à quoi bon, si Marie Lacasta était morte dans les rochers avec ses deux pieds intacts. Cette pensée le rendit morose. Il ne trouverait pas ce qui allait au bout de l’os qu’il avait recueilli avec tant de soin, et pourtant, bon Dieu, il n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’une anecdote inoffensive.

En s’installant à table, Louis se remémora le conseil de Marthe. Quand tu as un type devant toi qui balance entre te repousser ou t’accepter, assieds-toi face à lui. De profil, tu es imbuvable, mets-toi ça dans le crâne, mais de face, tu as toutes tes chances pour conquérir, si tu veux bien faire l’effort de ne pas faire ta tête d’Allemand. Pour une femme, tu fais pareil, mais en plus près. Louis s’installa face au maire. On discuta billard, et de là, café, de là, gestion communale, de là, affaires et politique. Chevalier n’était pas du pays, c’était un parachuté. Il trouvait rude d’avoir été balancé au bout de la Bretagne mais il s’était attaché au lieu. Louis lui lâcha quelques informations confidentielles susceptibles de lui plaire. Toute l’opération du déjeuner sembla lui réussir et la mollesse soupçonneuse du maire était passée à une mollesse cordiale et bienveillante, entremêlée de chuchotis. Louis était passé maître dans l’art de monter une complicité tout artificielle. Marthe trouvait cela assez dégueulasse, mais utile, bien sûr, toujours utile. Vers la fin du repas, un petit homme gras vint les saluer. Le front bas, la gueule lourde, Louis reconnut sur-le-champ le directeur du centre de thalassothérapie, le mari de sa petite Pauline, c’est-à-dire le salaud qui avait pris Pauline. Il parla chiffres et conduites d’eau avec Chevalier et ils convinrent de se voir dans la semaine.

Cette rencontre avait mécontenté Louis. Après avoir quitté le maire sur une entente cordiale et truquée, il alla traîner dans le port, puis le long des rues vides, ponctuées de maisons aux volets fermés, aérant Bufo qui n’avait pas trop souffert dans le fond de la poche mouillée. Bufo était un type accommodant. Le maire aussi, peut-être. Le maire était bien content que Louis abandonne Port-Nicolas, et Louis ressassait sa désillusion et son congédiement discret. Il appela un taxi depuis l’hôtel et se fit conduire à la gendarmerie de Fouesnant.

15

Marc Vandoosler descendit en gare de Quimper en début de soirée. C’était trop facile aussi. Kehlweiler le faisait cavaler après un chien charognard pendant des jours et ensuite il filait terminer l’histoire sans personne. Non, trop facile. Il n’y avait pas que Kehlweiler pour vouloir terminer les sales besognes. Lui, Marc, n’avait jamais laissé une enquête en suspens, jamais, puisqu’il haïssait toute forme de suspension. Enquêtes toutes médiévales sans doute, mais enquêtes tout de même. Il avait toujours été au bout de ses dépouillements d’archives, même les plus ardus. La lourde étude sur le commerce villageois au onzième siècle lui avait coûté sang et sueur, mais bon Dieu, c’était bouclé. Ici, il s’agissait évidemment d’autre chose, d’un meurtre crasseux, avait suggéré Louis, mais Louis n’avait pas l’exclusivité de la course à la crasse. Et maintenant, le fils de la Seconde Guerre — bien, il faudrait urgemment qu’il cesse de l’appeler ainsi parce qu’un jour ça lui sortirait des lèvres par mégarde —, le fils de la Seconde Guerre se tirait tout seul à la poursuite du chien, du chien dépisté par Mathias en plus. Et Mathias avait été de son avis, fallait suivre le clebs. Cela sans doute, plus que toute autre chose, avait achevé de décider Marc. En hâte, il avait bourré un sac, que Lucien, l’historien de 14–18, s’était empressé de vider en lui reprochant de ne pas savoir plier son paquetage. Bon sang, ce type.

— Merde ! avait crié Marc, tu vas me faire rater le train !

— Mais non. Les trains attendent toujours les combattants valeureux, c’est peint pour l’éternité dans la gare de l’Est. Les femmes pleurent mais, hélas, les trains partent.

— Je ne vais pas gare de l’Est !

— Aucune importance. Au fait, tu oublies l’essentiel.

Lucien, tout en pliant les chemises en petits carrés, avait désigné du regard la pile des comptes du seigneur de Puisaye.

Et en effet, Marc avait été rassuré de pouvoir, dans le train, dormir la tête appuyée sur les registres de Hugues. Le Moyen Âge, c’était le salut. On ne peut s’emmerder nulle part quand dix siècles vous accompagnent. Le génie du Moyen Âge, avait expliqué Marc à Lucien, c’est qu’on n’en verrait jamais le bout, qu’on pouvait encore creuser là-dedans des milliers d’années, ce qui était bien plus réconfortant que de travailler comme lui sur la Grande Guerre qu’il finissait par connaître au jour le jour. Erreur monumentale, avait répondu Lucien, la Grande Guerre est un gouffre, un trou noir de l’humanité, une secousse sismique où gît la clef des catastrophes. L’histoire n’est pas faite pour rassurer l’homme, mais pour l’alerter. Marc s’était endormi entre Lorient et Quimper.

Un taxi l’avait mené jusqu’à Port-Nicolas, et Marc avait vite déserté ce port démantelé, cet habitat dispersé dont un cœur minuscule avait seul subsisté, pour aller traîner sur les grèves. La nuit tombait, avec une demi-heure de retard sur la capitale, et il se cassait la gueule sur les blocs de rochers glissants. La mer montait, Marc suivait sa lisière, calme, satisfait, la pluie coulant de ses cheveux sur sa nuque. Au fond, s’il n’avait pas été médiéviste, il aurait été marin. Mais les bateaux d’aujourd’hui ne lui donnaient pas l’envie de grimper à bord. Pire, les sous-marins. Il avait visité l’Espadon immergé dans les eaux de Saint-Nazaire, grosse erreur qui lui avait valu des suées d’angoisse dans la salle des torpilles. Bon alors, marin d’hier. Encore que les gros navires baleiniers ou canonniers ne l’inspiraient guère. Alors marin plus ancien encore, par exemple vers la fin du quinzième siècle, partant pour une terre, se gourant de route, arrivant sur une autre. En fait, même marin, il se retrouvait balancé dans le Moyen Âge, on n’échappe pas à son truc. Cette conclusion rendit Marc morose. Il n’aimait pas se sentir enfermé, acculé, destiné, serait-ce par le Moyen Âge. Dix siècles peuvent être aussi étroits que dix mètres carrés de cellule. Ce devait être l’autre raison qui l’avait conduit là où la terre finit, au Finis Terrae, au bout du bout, au Finistère.