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16

Louis dérangea le maire à son domicile, tard dans la soirée.

Sur le pas de la porte, Chevalier le considéra de ses gros yeux bleus, remuant sans bruit ses lèvres fines et lasses. Il avait l’air de se dire merde, avec fatigue.

— Chevalier, j’ai à nouveau besoin de vous voir.

Foutre Kehlweiler à la porte ? inutile, il reviendrait demain, il savait cela. Il le fit entrer, il dit que sa femme était déjà couchée, on ne sait pourquoi, et Louis prit le fauteuil qu’on lui désignait en silence. Le fauteuil était aussi mou que son maître, de même que le chien qui était couché sur le sol. Là au moins, la règle s’appliquait. C’était un gros mâle bouledogue, fatigué d’avoir couru les femelles bouledogue, et qui estimait qu’il en avait assez fait, ça suffisait comme ça le métier de chien, qu’on ne compte pas sur lui pour hurler sous prétexte qu’un inconnu pénétrait dans la maison.

— Vous avez là une bête qui sait y faire avec la vie, dit Louis.

— Si ça vous intéresse, dit Chevalier en s’enfonçant dans le canapé, il n’a jamais mordu personne, ni mangé de pieds non plus.

— Jamais mordu ?

— Une ou deux fois, quand il était jeune, et parce qu’on l’avait emmerdé, admit Chevalier.

— Bien sûr, dit Louis.

— Cigarette ?

— Merci, oui.

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, pas d’animosité entre eux, nota Louis, une sorte d’entente convenue, de résignation, d’acceptation mutuelle. Le maire n’était pas un gars désagréable à fréquenter, très calmant, aurait dit Vandoosler le Jeune. Chevalier attendait que l’autre parle, ce n’était pas un type à prendre les devants.

— J’ai été faire un tour à la gendarmerie de Fouesnant, dit Louis. Marie Lacasta s’est tuée en se fracassant le front contre les rochers.

— Oui, on se l’est déjà dit.

— Il lui manque malgré tout la dernière phalange du pouce du pied gauche.

Chevalier ne sursauta pas, il tapota sa cigarette et il dit merde, ce coup-ci il le dit vraiment.

— Impossible… murmura-t-il, ce n’est pas dans le rapport. Qu’est-ce que c’est que cette combine ?

— Je suis navré, Chevalier, c’est dans le rapport. Pas dans celui que vous m’avez montré, mais dans l’autre, celui qui a suivi, établi lundi par le médecin légiste, et dont un double vous a été posté mardi avec la mention « personnel ». Je ne suis pas mandaté, je le sais, mais pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?

— Mais parce que je ne l’ai pas eu, ce rapport ! Une minute, laissez-moi réfléchir… Il a pu arriver mercredi, ou jeudi. Mercredi, j’ai assisté aux obsèques de Marie Lacasta puis j’ai filé sur Paris. Réunions sur réunions au Sénat jusqu’à samedi. Je suis revenu dimanche, et ce matin, à la mairie…

— Vous n’avez pas ouvert le courrier de la semaine ? Quand je suis venu vous voir, il était presque midi.

Le maire écarta les bras, puis retourna ses doigts.

— Bon Dieu, je n’étais là que depuis onze heures ! Je n’ai pas eu le temps de regarder le courrier, je n’attendais rien d’urgent. En revanche, l’eau débordait dans l’anse de Penfoul et je voulais m’en occuper avant d’avoir tous les habitants sur le dos. Un traquenard, cette anse, je n’aurais pas dû laisser construire, et par pitié, bon sang, n’allez pas vous fourrer là-dedans !

— Ne vous faites pas de souci, je suis sur autre chose qu’une anse en inondation. Mais j’avais cru comprendre que votre permanence commençait à neuf heures ?

— Ma permanence, c’est au café que je la tiens, à l’apéritif, et tout le monde le sait. Vous croyez que j’ai lu le rapport et que je ne vous en ai rien dit ? Eh bien non, Kehlweiler ! À dix heures, je dormais, que cela vous plaise ou pas. Je n’aime pas me lever, ajouta le maire en fronçant les sourcils.

Louis se pencha et posa l’index sur son bras.

— Je dormais aussi.

Le maire sortit deux verres et versa du cognac. La somnolence matinale de Louis l’avait haussé dans son esprit.

— Pire, ajouta Louis, je fais des siestes. Au ministère, je fermais la porte, je m’allongeais par terre, la tête posée sur un gros traité de droit pénal. Une demi-heure. Il m’arrivait d’oublier le bouquin par terre, personne n’a jamais su pourquoi je consultais la loi sur le tapis.

— Alors ? demanda le maire. Ce deuxième rapport ?

— Les gendarmes ont fait les premières constatations dimanche, comme vous le savez. Le corps avait été roulé par cinq marées successives, il était abîmé, et couvert de vase et de goémon. L’enfoncement du crâne était bien visible, la blessure au pied, non. Pourtant, Marie Lacasta était pieds nus. Il semble qu’elle se chaussait toujours de bottines courtes en caoutchouc, celles de son mari qui étaient trop grandes pour elle.

— C’est exact. Elle enfilait ça pieds nus pour aller à la pêche.

— Il semble que les vagues l’aient déchaussée.

— Oui, pieds nus, c’était dans le premier rapport… on a retrouvé une des bottines à une dizaine de mètres, sur les rochers.

— Et l’autre ?

— L’autre, elle est partie. À l’heure qu’il est, elle doit filer vers New York.

— Dans son premier examen, effectué tard dans la nuit, le médecin généraliste de Fouesnant s’est occupé de la tête, fractures évidentes, et le pied, sali par la vase, ne l’a pas alerté. Le sang avait cessé de couler et la blessure avait été lavée par l’océan. Le médecin a rapidement établi son diagnostic, exact d’ailleurs, mort par enfoncement de la boîte crânienne, os frontal brisé, choc contre un rocher. C’est ce rapport préliminaire qui vous a été adressé. Le légiste n’est venu que le lendemain, il était sur un accident de la route à Quimper, le dimanche soir. C’est le légiste qui a remarqué la phalange manquante. Ses conclusions pour le coup à la tête sont les mêmes que celles de son confrère. Pour le pied, il écrit ceci…

Louis fouilla dans la poche de son pantalon et sortit un papier chiffonné.

— Je résume… absence de la phalange du doigt du pied gauche. Le doigt n’a pas été coupé, mais arraché. Le légiste exclut donc toute intervention humaine. Vu le contexte, il suggère le passage d’un goéland. Donc, mort accidentelle, puis charognage animal. Le moment du décès ne peut être fixé avec précision, au plus tard vendredi matin. On a vu Marie jeudi vers quatre heures, elle est donc morte entre jeudi quatre heures trente et vendredi à midi. Marie allait-elle cueillir le bigorneau à l’aube ?

— Ça lui arrivait. Elle était libre du vendredi jusqu’au lundi. Mais enfin, le légiste a conclu à la mort accidentelle, malgré ce détail atroce du pied. Alors, où cela vous mène-t-il ? L’hypothèse du goéland est un peu douteuse, mais pourquoi pas ? Ils sont là par millier, féroces, braillards, une plaie.