Выбрать главу

— Qui ?

— Chevalier, quelqu’un a tué Marie et c’est de cela qu’il va falloir vous occuper.

— Comment voyez-vous la chose ? dit doucement le maire après un silence.

— J’ai été voir les lieux. Vers cinq ou six heures du soir, le jour baisse, mais il ne fait pas nuit noire encore. S’il faut tuer Marie, la grève, même déserte en cette saison, n’est pas l’endroit le mieux approprié, trop à découvert. Imaginez qu’on la tue dans le bois de pins en arrière de la grève, ou dans la cabane Vauban qui la surplombe, d’un coup de pierre sur le front, pour la descendre ensuite par le sentier abrupt qui conduit jusqu’aux rochers ? L’assassin charge la vieille Marie sur son épaule, elle n’était pas lourde.

— Une plume… Continuez.

— Sur son épaule, jusqu’à la grève où il la dépose face contre les rochers. Dans la descente, n’y a-t-il pas toutes les chances que l’une des bottines, trop lâche, ne tombe au sol ?

— Si.

— L’assassin, en disposant le corps, s’aperçoit de la perte de la botte. Il lui faut absolument la retrouver pour permettre de conclure à l’accident. Il ne pouvait imaginer que la mer la déchausserait à nouveau. Il remonte le sentier, jusqu’à la cabane ou jusqu’au bois, cherche dans l’obscurité qui tombe. C’est bourré d’ajoncs et de genêts, et plus en arrière, de pins. Admettons au mieux qu’il, ou elle, mette quatre minutes pour monter le sentier, quatre minutes pour retrouver la botte, qui est noire, et trois minutes pour redescendre. Cela laisse onze minutes pendant lesquelles le chien de Sevran, errant sur la grève, a largement le temps de croquer un pouce. Vous connaissez ses crocs, une saloperie d’arme, très puissante. Dans le soir tombant, agissant vite, l’assassin rechausse la morte sans s’apercevoir de l’amputation. Remettez-nous un cognac.

Chevalier obéit, muet.

— Si on avait retrouvé Marie tout de suite, et donc bottée, on aurait noté l’amputation aussitôt en la déchaussant à l’enquête, et l’assassinat aurait été patent. Une morte ne s’occupe pas de remettre sa botte après qu’on lui a mangé le pied…

— Continuez.

— Mais la marée, chance pour l’assassin, ôte les bottes de Marie, dépose l’une sur les caillasses, emporte l’autre vers l’Amérique. On la retrouve donc pieds nus, amputée, mais les goélands sont là, tout désignés pour expliquer la chose, plutôt mal que bien. Seulement voilà…

— Seulement le chien de Sevran était passé par là et… il a éjecté l’os à Paris le soir même avant la marée montante.

— Je n’aurais pas mieux dit.

— Rien à faire alors, on l’a donc tuée… On a tué Marie… Sevran a pourtant emmené son chien avec lui, vers six heures, comme d’habitude…

— Le chien a eu le temps de trouver Marie avant six heures. Il faudra demander à Sevran si le chien avait fugué avant le départ.

— Oui… évidemment.

— Il n’y a plus le choix, Chevalier. Il faudra prévenir Quimper dès demain. C’est un meurtre, et prémédité, soit qu’on ait suivi Marie jusqu’à la grève, soit qu’on l’ait entraînée là-bas pour accréditer l’accident.

— Alors, Sevran ? L’ingénieur ? C’est impossible. C’est un type charmant, talentueux, très cordial, Marie était avec eux depuis des années.

— Je n’ai pas dit Sevran. Son chien est libre. Sevran et le pit-bull, ça fait deux. Tout le monde connaissait le coin de pêche de Marie, vous l’avez dit.

Chevalier hocha la tête, frotta ses gros yeux.

— Allons dormir, dit Louis. On ne peut rien faire ce soir. Il faudra avertir vos administrés. Si l’un d’eux a quelque chose à dire, qu’il le fasse discrètement. Un meurtrier, ça peut frapper encore.

— Un meurtrier… il ne manquait plus que ça. Sans compter que j’ai un cambriolage sur les bras.

— Ah, tiens ? dit Louis.

— Oui, la cave de l’ingénieur, justement, là où il entrepose ses machines. La porte a été défoncée cette nuit. Vous savez peut-être que c’est un expert, on vient le consulter de loin et ses machines valent cher.

— De la casse ?

— Non, curieusement. Simple visite, semble-t-il. Mais c’est tout de même fâcheux.

— Très.

Louis ne sentait pas l’urgence de s’étendre sur le sujet et quitta le maire. En marchant dans les rues noires, il sentit l’effet du cognac. Il ne pouvait pas s’appuyer ferme sur sa jambe gauche pour faire obtempérer la droite. Il s’arrêta sous un arbre, secoué par le vent d’ouest qui se levait soudainement. Parfois, ce genou coincé le décourageait. Il avait toujours pensé que Pauline était partie parce que sa jambe était foutue. Elle s’était décidée six mois après l’accident. En quelques secondes, Louis revit ce sauvage incendie d’Antibes où la mécanique de son genou était partie en miettes. Il avait coincé les types, après une traque de presque deux ans, mais il avait coincé son genou avec. Marthe, pour l’encourager, lui disait que c’était élégant de boiter, comme de porter monocle, et qu’il pouvait être content de ressembler à Talleyrand, puisque c’était son ancêtre. Ce détail de la boiterie de Talleyrand était l’unique chose que connût Marthe sur cet homme. Mais lui savait bien que boiter n’avait rien de séduisant. Il eut la vague envie de s’attendrir sur son genou. C’est à ça qu’on remarque qu’un cognac est bon et qu’on en a trop bu. Le monde était à feu et à sang, il avait retrouvé la femme qui collait au bout du tragique débris de la grille d’arbre, il avait eu raison, on l’avait tuée, on avait tué une vieille femme, un bout de femme de rien avec un rocher sauvage, il y avait un assassin dans Port-Nicolas, le chien avait trahi le tueur au banc 102, pour cette fois il allait pardonner au chien, ça suffisait comme ça avec son genou, il allait dormir, il n’allait pas passer la nuit à pleurer sur sa boiterie, Talleyrand ne l’avait pas fait, encore que si, à sa manière. Si on lui avait dit qu’il avait bu trop de cognac, il n’aurait pas discuté, c’était la vérité. Il serait plombé demain pour accueillir les flics de Quimper à l’ouverture de l’enquête. Il aurait fallu savoir si Chevalier avait eu ou non connaissance du deuxième rapport, mais entrer par effraction dans la mairie pour aller examiner l’enveloppe semblait peu concevable. La mairie ne devait pas s’ouvrir comme une boîte à sardines ou la cave de Sevran. Il se remit en marche, tirant son genou, et passa sur la place noire, où le vent d’ouest fonçait autant qu’il le pouvait. La mairie était un petit bâtiment bien fermé. Et pourtant… Louis leva la tête. Là-haut, au premier étage, une petite fenêtre était restée ouverte, son cadre blanc se détachait sur le ciel de nuit.

Une petite fenêtre qui devait être celle des toilettes, certainement pas d’un bureau. Quelle négligence. Et quelle tentation pour un type comme lui. Tentation inutile. Il y avait bien la gouttière pour s’accrocher et les joints creux et assez larges entre les pierres de granit, mais avec ce genou, pas la peine d’y songer. Et la fenêtre était trop étroite pour un corps comme le sien, même s’il n’avait pas eu la jambe du Diable boiteux. Tant pis pour la mairie, tant pis pour Chevalier, il tirerait les poissons hors de la peau de ce type d’une autre manière. Louis se glissa dans son hôtel avec l’image de Marie devant les yeux. La photo qu’il avait vue dans le rapport, une petite vieille qui n’aurait pas touché à un crapaud. Une plume, avait dit le maire. Celui, celle, qui l’avait écrasée à coups de pierre, il lui ferait suer sa crasse et sa certitude. Juré. Il pensa à son père, à Lörrach, là-bas, loin, sur l’autre rive du Rhin. Juré au vieux, il lui ferait suer sa certitude.

Il eut un certain mal à insérer avec la précision nécessaire sa clef dans la serrure de sa porte. C’est le problème avec le cognac. On s’attendrit sur son genou, sur Marie, sur le Rhin et on rate l’introduction de la clef. Pourtant, il avait allumé la faible lumière du couloir.