— Possible.
— Qu’est-ce qu’on fout maintenant ?
— Demain, les flics seront là, ils ouvriront l’enquête.
— Alors, c’est réglé, on repart. On verra la suite dans les journaux.
Louis ne répondit pas.
— Quoi ? dit Marc. On ne va pas rester ici à les regarder faire ? On ne va pas surveiller toutes les enquêtes à travers tout le pays ? Tu as atteint ton but, c’est parfait, l’enquête s’ouvre. Qu’est-ce qui te retient ?
— Une femme que je connais ici.
— Ah merde, dit Marc en écartant les bras.
— Comme tu dis. Je dis juste salut et on repart.
— Dire salut… Et après, on ne sait plus où ça s’arête, ne compte pas sur moi pour t’attendre, et t’attendre tout seul en plus, comme un niais qui n’a personne à qui dire salut. Non merci.
Marc but quelques longues gorgées au goulot.
— Elle t’intéresse beaucoup, cette femme ? reprit-il. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
— Ça ne te regarde pas.
— Toutes les histoires de femmes me regardent, mieux vaut que tu le saches. J’observe les autres, ça me cultive.
— Il n’y a rien à cultiver. Elle est partie après que je me suis pété la jambe, et je la retrouve ici, aux côtés d’un épais époux qui barbote dans la thalassothérapie. Je veux voir ça. Je veux dire salut.
— Et quoi d’autre ? Dire salut, lui parler, la reprendre ? Enfoncer l’époux dans la piscine de boue ? Tu sais que ça ne marche pas du tout ? On arrive comme un seigneur du fin fond de la mémoire et on se fait jeter comme un manant dans le cul-de-basse-fosse du quotidien.
Louis haussa les épaules.
— J’ai dit que je voulais dire salut.
— « Salut » ? ou bien : « Salut, qu’est-ce qui t’a pris d’épouser ce type ? » Tu ne t’amuseras pas, Louis, dit Marc en se levant. Avec les femmes perdues, courage, fuyons, c’est mon système, et courage, pleurons, et courage, suicidons-nous, et courage, tâchons d’en aimer une autre, et courage, fuyons, ça recommence, et toi tu vas foutre la pagaille, moi je prends le train demain soir.
Louis sourit.
— Et alors ? dit Marc. Ça te fait marrer ? Tu ne l’aimais peut-être pas tant que ça, au fond. Regarde, tu es calme comme une prairie.
— C’est parce que tu es nerveux pour deux. Plus tu t’énerves, plus je m’apaise, tu me fais beaucoup de bien, Saint Marc.
— N’abuse pas. Tu te sers déjà de ma jambe droite sans demander, comme si c’était la tienne, c’est bien assez. Tu peux en chercher des types serviables qui te prêteront une jambe, comme ça, gratuit. Alors, que tu songes aussi à exploiter mon anxiété naturelle pour en faire ton pain blanc, c’est dégueulasse. À moins, ajouta-t-il après un silence et quelques gorgées, que tu ne me repasses du pain blanc après, c’est à débattre.
— Pauline Darnas, dit Louis en tournant autour de Marc, c’est le nom de cette femme, était très sportive, elle cultivait le quatre cents mètres.
— Je m’en fous.
— Elle a trente-sept ans à présent, elle n’est plus d’âge, elle fait donc le sport dans la rubrique du journal régional. Elle est au journal deux à trois fois par semaine, elle sait pas mal de choses sur les gens d’ici.
— Prétexte idiot.
— Sans doute. Il faut avoir un prétexte idiot pour cacher une mauvaise pensée. Et puis j’ai un type à examiner.
Marc haussa les épaules et risqua un œil dans le goulot de sa bouteille vide. Incroyable tout ce qu’on peut voir quand on s’enfonce l’œil dans une bouteille vide.
17
Louis réussit à se lever vers neuf heures. Il voulait se dépêcher d’aller dire salut, comme ça ce serait fait, et le plus tôt serait le mieux, puisqu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Marc avait raison, il aurait dû éviter, ne pas revoir son visage, ne pas regarder le mari, mais rien à faire, il n’avait jamais connu la sagesse d’éviter, il voulait faire des emmerdements. Pourvu qu’il ne fasse pas de tapage, de ces placides tapages qui mettaient les gens hors d’eux, et tout irait à peu près bien. Pourvu qu’il ne se conduise pas comme un caustique salaud. Tout dépendrait de la tête qu’elle ferait. Tout cela serait de toute façon triste et médiocre, Pauline avait toujours voulu du fric, elle aurait empiré avec les années et ce serait moche à voir. Mais précisément, c’était cela qu’il voulait voir. Voir quelque chose de moche, Pauline confite dans les billets de banque et le jus de poisson, couchant avec le petit homme en fermant les yeux, Pauline sans éclat, sans mystère, engoncée dans les couloirs de ses mauvais penchants. Et quand il aurait vu ça, il n’y penserait jamais plus, ça ferait toujours une case de vidée. Marc se trompait, il n’avait pas l’intention de coucher avec elle, mais de voir à quel point il ne voulait plus coucher avec elle.
Mais attention, se dit-il en sortant de l’hôtel, pas de tapage placide, pas d’ironie vengeuse, trop facile, trop grossier, faire attention à cela, bien se tenir. Il s’étonna de ne voir aucune voiture de flic devant la mairie. Le maire devait encore dormir et les appellerait mollement dans la matinée, et c’était encore ça de gagné pour l’assassin. Le visage de la vieille écrasée sur les rochers, du maire dormant, de Pauline dans le lit du type, le visage d’une ville de cons. Attention, pas de tapage.
Il se présenta à l’accueil du centre de thalassothérapie, tirant sur son mètre quatre-vingt-dix, conscient de se tenir très haut, très droit, et demanda à voir Pauline Darnas, puisque c’était son nouveau nom. Non, ce n’était pas pour une admission, il voulait voir Pauline Darnas. Elle ne recevait personne le matin ? Bien, d’accord, pourrait-on avoir l’amabilité de lui dire que Louis Kehlweiler désirait la voir ?
La secrétaire fit partir le message et Louis s’installa dans un fauteuil jaune, immonde. Il était content de lui, il avait fait les choses bien, poliment, selon les usages. Il dirait salut et il s’en irait sur l’image renouvelée en moche de cette femme qu’il avait aimée. Les flics allaient rappliquer à Port-Nicolas, il n’allait pas passer la nuit là-dessus, dans ce hall luxueux où il n’y avait rien de beau à voir. Salut et au revoir, il avait autre chose à foutre.
Dix minutes passèrent et la secrétaire revint vers lui. Mme Darnas ne pouvait pas le recevoir et le priait de l’en excuser, qu’il repasse une autre fois. Louis sentit les bons usages se pulvériser. Il se leva trop brusquement, manqua perdre l’équilibre sur cette saleté de jambe et se dirigea vers la porte où la pancarte « Privé » le contrariait depuis un bon moment. La secrétaire courut à son bureau pour sonner, et Louis entra dans les appartements interdits. Il s’arrêta sur le seuil d’une vaste pièce, où les Darnas achevaient le petit déjeuner.
Ils levèrent tous les deux la tête, puis Pauline la baissa aussitôt. À trente-sept ans, on ne peut pas espérer qu’une femme soit devenue complètement moche, et Pauline ne l’était pas. Elle portait maintenant ses cheveux bruns coupés court et ce fut la seule différence que Louis eut le temps d’enregistrer. Lui, il s’était levé et Louis le trouva aussi laid qu’il l’avait espéré quand il l’avait aperçu hier à déjeuner. Il était petit, gras, moins que sur la photo, il avait la peau très pâle, presque verte, le front court, les joues et le menton informes, le nez perdu, les sourcils énormes sur des yeux bruns assez vifs. C’était tout ce qu’il y avait de vif à voir, et encore, ses yeux étaient rétrécis. Darnas s’attarda lui aussi à considérer l’homme qui venait d’entrer chez lui.