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— Je suppose, dit-il, que vous avez d’excellents motifs pour passer outre à la consigne de ma secrétaire ?

— J’ai des motifs. Mais je doute qu’ils soient excellents.

— À la bonne heure, dit le petit homme en lui proposant de s’asseoir. Monsieur… ?

— Louis Kehlweiler, un vieil ami de Pauline.

— À la bonne heure, répéta-t-il en s’asseyant à son tour. Vous prendrez du café ?

— Volontiers.

— À la bonne heure.

Darnas s’appuya confortablement sur son large fauteuil et regarda Louis en ayant l’air de s’amuser beaucoup.

— Puisque nous avons des goûts communs, dit-il, passons outre aux préliminaires et venons-en directement au but de votre intrusion, qu’en dites-vous ?

À vrai dire, Louis ne s’attendait pas à cela. Il avait plutôt l’habitude de conduire les débats et Darnas prenait un net avantage. Cela ne lui déplut pas.

— Ce sera facile, dit Louis en levant les yeux vers Pauline qui, toujours serrée sur sa chaise, soutenait à présent son regard. En tant qu’ami de votre femme, ancien amant, je le précise en toute humilité, et amant éconduit après huit années, je le signale toute rage contenue, et sachant qu’elle vivait ici, j’ai voulu voir ce qu’elle devenait, à quoi ressemblait son mari, et pourquoi et pour qui elle m’avait laissé ronger ma peine durant deux ans, enfin toutes questions banales que le premier venu se poserait.

Pauline se leva et sortit de la pièce sans dire un mot. Darnas fit un petit mouvement avec ses gros sourcils.

— Bien entendu, dit Darnas, en servant une seconde tasse de café à Louis, je vous suis fort bien, et je comprends que le refus de Pauline vous ait froissé, c’est légitime. Vous examinerez ces questions tous les deux à tête reposée, vous serez plus à l’aise sans moi. Vous voudrez bien l’excuser, votre visite a dû la surprendre, vous la connaissez, une nature très vive. À mon avis, elle ne tient peut-être pas tant que ça à me montrer à ses anciens amis.

Darnas avait une voix très douce, fluette, et il paraissait être aussi naturellement calme que Louis, sans affectation, sans effort. De temps à autre, il secouait lentement ses deux grosses mains comme s’il s’était brûlé, ou comme s’il s’était mouillé et qu’il voulait faire tomber les gouttes d’eau au sol, ou comme s’il voulait remettre tous ses doigts en place, enfin c’était curieux, et Louis trouvait le geste inhabituel et intéressant. Louis regardait toujours ce que les gens faisaient de leurs mains.

— Mais pourquoi vous décider tout d’un coup, en plein mois de novembre ? Il y a autre chose ?

— J’allais vous le dire. C’est le second motif de ma visite, le meilleur, le premier étant de nature évidemment plus vile, plus revancharde, comme vous l’avez remarqué.

— Évidemment. Mais je veux espérer que vous ne ferez pas de mal à Pauline, et quant au mal que vous pourrez me faire, à moi, nous verrons cela en temps utile, et s’il y a lieu.

— C’est entendu. Voici donc ce second motif : vous êtes un des hommes les plus riches du lieu, votre centre de bouillasse marine draine hommes, femmes et ragots en nombre, vous êtes installé ici depuis presque quinze ans, et de plus, Pauline travaille au journal régional. Vous avez donc peut-être des choses pour moi. Depuis Paris, j’ai suivi une bricole qui m’a amené jusqu’à la mort de Marie Lacasta dans les rochers de la grève Vauban, il y a douze jours de ça. Accident, a-t-on dit.

— Et vous ?

— Moi, j’ai dit meurtre.

— À la bonne heure, dit Darnas en secouant les mains. Racontez ça.

— Vous vous en foutiez, de Marie Lacasta ?.

— Mais pas du tout. Qu’est-ce qui vous met cette idée en tête ? J’aimais bien cette femme, tout au contraire, très rusée et très gentille. Toutes les semaines, elle venait au jardin. Elle n’avait pas de jardin, comprenez-vous, et cela lui manquait. Je lui avais donc laissé une parcelle dans le parc du centre. Là, elle faisait ce qu’elle voulait, ses patates, ses petits pois, que sais-je ? Ça ne me privait pas, je n’ai pas le temps pour du jardinage et ce ne sont pas les clients de la thalasso qui vont se mettre à biner les pommes de terre en sortant de la piscine, certes non, ce n’est pas le genre. On se voyait souvent, elle apportait des légumes à Pauline, pour la soupe.

— Pauline ? Elle fait de la soupe ?

Darnas secoua la tête.

— C’est moi qui cuisine.

— Et en course ? Son quatre cents mètres ?

— Trions, trions, dit Darnas de sa voix délicate. Vous vous occuperez de Pauline en tête à tête, parlez-moi de ce meurtre. Vous avez raison, je connais tout le monde ici, c’est bien évident. Dites-moi ce qui s’agite.

Louis ne tenait pas à garder les choses au secret. Puisque l’assassin avait pris soin de masquer l’acte en accident, mieux valait tout renverser au plus vite, divulguer et faire grand bruit. Forcer l’assassin à se retourner dans un autre sens que sa planque naturelle, seul espoir de faire jaillir quelque chose, c’est du simple bon sens, solide comme un vieux banc. Louis exposa à Darnas, qui lui semblait tout aussi moche, Dieu merci, mais dont la compagnie lui plaisait beaucoup, à quoi bon le nier, le détail des événements qui l’avaient conduit à Port-Nicolas, la phalange, le chien, Paris, les bottines, la marée montante, l’entretien avec le maire, l’ouverture de l’enquête. Darnas secoua ses doigts gras deux ou trois fois pendant ce récit, qu’il n’interrompit pas une seule fois, même pas pour dire « à la bonne heure ».

— Eh bien, dit Darnas, je suppose qu’on va nous envoyer un inspecteur de Quimper… Voyons, si c’est le grand brun, c’est désastreux, mais si c’est le petit malingre, on a des chances. Le petit malingre, pour ce qu’il m’est arrivé d’en voir — il y a eu un accident au centre il y a quatre ans, une femme morte sous sa douche, un désastre, mais un simple accident, n’allez pas vous mettre martel en tête —, donc le petit malingre, Guerrec, est assez futé. Très soupçonneux en revanche, il n’accorde sa confiance à personne, et cela le retarde. Il faut savoir choisir ceux sur qui s’appuyer, au lieu de quoi on s’enlise. Et puis, il a au-dessus de lui un juge d’instruction qui fait une hantise de l’échec. Aussi le juge a-t-il la garde à vue facile, il fait boucler le premier suspect venu tant il a peur de rater le coupable. Trop de hâte nuit aussi. Enfin, vous verrez ça… Encore que je suppose que vous n’allez pas rester pour l’enquête ? Votre partie est terminée ?

— Juste le temps de voir comment Quimper prend les choses en main. C’est un peu mon œuvre, je veux savoir à qui je confie le soin de poursuivre.

— Comme pour Pauline ?

— On a dit qu’on triait.

— Trions. Que puis-je vous dire sur ce meurtre ? D’abord, Kehlweiler, vous me plaisez.

Louis regarda Darnas, assez stupéfait.

— Si, Kehlweiler, vous me plaisez. Et en attendant de constater le mal que vous me ferez concernant Pauline, que j’aime, toute personne qui l’a bien connue comprend cela aisément, et en attendant que la rivalité millénaire nous dresse l’un contre l’autre et front contre front, et j’ai l’idée désolante que je n’aurai pas le dessus, car vous l’avez noté, que je suis laid, ce qui n’est pas votre cas, en attendant donc ces éventuels instants qui font trembler la vie, je ne tolère pas de savoir qu’on a écrasé la vieille Marie. Non, Kehlweiler, je ne le tolère pas. Et ne comptez pas trop sur le maire pour vous fournir des renseignements sur ses administrés, à vous pas plus qu’aux flics. Il soigne chacun de ses bulletins de vote et passe son existence à tenter de s’épargner des ennuis, je ne le blâme pas, mais il est, comment dire, très flasque.