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— Dessus ou jusqu’au fond ?

Darnas tordit les lèvres.

— À la bonne heure, vous avez vu cela. On ne sait pas ce qu’il y a au fond du maire. Il est ici depuis deux mandats, envoyé d’Île-de-France, et après tout ce temps, impossible de saisir quelque chose d’un peu constant chez lui. C’est peut-être le secret pour se faire élire. Le mieux à faire pour pouvoir se retourner en tous sens sans que cela se voie trop, c’est d’être rond, n’est-ce pas ? Eh bien, Chevalier est rond, glissant, vitrifié comme un congre, un chef-d’œuvre dans un certain sens. Il vous fera peu de réponses franches, même si elles vous le semblent.

— Et vous-même ?

— Je sais mentir comme un autre, cela va de soi. Il n’y a que les niais qui ne savent pas. Mais, jardin excepté, je ne vois pas de lien entre Marie et moi.

— Du jardin, elle pouvait aisément entrer dans la maison.

— Et elle le faisait en effet. Je vous l’ai dit, pour les légumes.

— Et dans une maison, on peut en apprendre beaucoup. Elle était curieuse ?

— Ah ! Très curieuse… Comme beaucoup de gens seuls. Elle avait bien Lina Sevran, et les enfants de Lina qu’elle a élevés, mais les enfants sont grands, tous deux à Quimper, au lycée. Alors, elle traînait beaucoup seule, surtout depuis la disparition de son mari, Diego, il y a environ cinq ans, oui, c’est à peu près cela. Deux petits vieux qui s’étaient mariés tard et qui s’aimaient fort, très émouvant, vous auriez dû voir ça. Oui, Kehlweiler, très curieuse, Marie. Et c’est sûrement pourquoi elle a accepté le petit travail malpropre que lui a confié le maire.

— Puis-je sortir mon crapaud de ma poche ? Je ne comptais pas rester si longtemps et j’ai peur qu’il n’ait chaud.

— Je vous en prie, à la bonne heure, dit Darnas, pas plus troublé de voir Bufo sur son sol de marbre que s’il s’était agi d’un paquet de cigarettes.

— Je vous écoute, dit Louis en prenant le pot à eau refroidi et en lançant des gouttelettes sur Bufo.

— Allons parler de ça dans le parc, qu’en dites-vous ? Il y a beaucoup de personnel ici, et comme vous en avez fait l’expérience ce matin, on entre comme dans un moulin. Votre animal sera aussi bien dehors. Vous me plaisez, Kehlweiler, jusqu’à nouvel ordre, et je vous raconte l’histoire des poubelles de Marie, tout à fait entre nous. Il n’y a que Pauline qui le sache aussi. D’autres ont pu l’apprendre, bien sûr, Marie était moins discrète qu’elle ne le pensait. Cela vous intéressera.

Louis se leva, se rassit pour ramasser Bufo, et se releva à nouveau.

— Vous ne pouvez pas vous plier ? demanda Darnas. Cette jambe ? Je vous ai vu boiter en entrant.

— C’est cela. J’ai brûlé mon genou dans une sale enquête. C’est après que Pauline est partie.

— Et selon vous, elle serait partie pour ça ?

— Je le crois. Mais à présent, je ne sais plus.

— Parce que, en me voyant, vous vous dites que Pauline n’est pas très soucieuse des disgrâces physiques ? À la bonne heure, je crois que vous êtes dans le vrai. Mais trions, nous avions dit qu’on triait.

Louis mouilla sa main, prit Bufo, et les deux hommes sortirent dans le parc.

— Vous êtes réellement riche, dit Louis, en considérant l’étendue de la pinède.

— Réellement. Alors voilà. Il y a un peu plus de cinq ans, un type s’est fixé dans la commune. Il a acheté une grande villa, blanche, laide, aussi laide que ce centre de thalasso, c’est vous dire. Personne ne sait de quoi il vit, il travaille à domicile. Rien de très spécial à en dire au premier examen, plutôt convivial, joueur de cartes, braillard, vous ne pourrez pas le manquer au Café de la Halle, il y vient tous les jours faire des parties, une grosse tête solide et monotone. Il s’appelle Blanchet, René Blanchet. À mon idée, il va vers les soixante-dix ans. Donc, aucun intérêt particulier, je ne m’en approche guère, à ceci près qu’il s’est mis dans la tête de devenir le prochain maire.

— Ah.

— Il a du temps devant lui, cinq ans, tout peut arriver. Il plaît aux gens. C’est un genre d’intégriste du lieu, Port Nicolas pour Port-Nicolas et pour personne d’autre, ce qui est assez curieux, lui-même n’étant qu’un tard venu. Mais ça peut plaire, vous l’imaginez.

— Vous ne l’aimez pas ?

— Il me porte un léger tort. René Blanchet susurre pendant ses parties de cartes que le centre de thalassothérapie draine des étrangers sur Port-Nicolas, des Néerlandais, des Allemands, et pire, des Espagnols, des Latins, et pire encore, des Arabes fortunés. Vous vous figurez mieux l’homme ?

— Très bien.

— Vous-même, vous êtes allemand ?

— En partie, oui.

— Eh bien, Blanchet le verra, ça ne fera pas long feu. Il n’a pas son pareil pour dépister les étrangers.

— Je ne suis pas étranger, je suis fils d’Allemand, précisa Louis en souriant.

— Pour René Blanchet, vous le serez, vous verrez ça. Je pourrais le balayer d’ici, j’en ai les moyens. Mais ce ne sont pas mes méthodes, Kehlweiler, croyez-le ou non. J’attends de voir ce qu’il trafique et je me tiens aux aguets, car la commune ne serait pas marrante avec lui. Mieux vaut cent fois le congre rond. Et c’est ainsi, en le surveillant du coin de l’œil, que j’ai repéré que la vieille Marie le surveillait de même. C’est-à-dire qu’elle surveillait ses poubelles, à la nuit tombée.

— Envoyée par le maire ?

— À la bonne heure. Ici, on sort les poubelles une fois par semaine, le mardi soir. Depuis sept ou huit mois, Marie escamotait les sacs de René Blanchet, les examinait chez elle — ils habitent assez près l’un de l’autre — et reposait le tout refermé, ni vu ni connu. Et le lendemain, Marie se rendait à la mairie.

Louis s’arrêta de marcher et s’adossa au tronc d’un sapin. Il caressait machinalement Bufo du doigt.

— Le maire craint-il que René Blanchet ne cherche à le faire sauter de son siège plus tôt que prévu ? Blanchet aurait-il quelque chose contre lui ?

— Toujours possible, mais on peut aussi concevoir l’inverse. Le maire cherche à savoir qui est ce Blanchet, ce qu’il fait, d’où il vient, et espère peut-être en apprendre assez dans ses poubelles pour ruiner sa candidature le moment venu.

— Oui… Et si Marie a été surprise à fouiller par René Blanchet ? Il l’aurait tuée ?

— Et si Marie en avait appris trop sur le maire, dans les poubelles de Blanchet, il l’aurait tuée ?

Les deux hommes restèrent silencieux.

— Moche, dit enfin Louis.

— Les poubelles, ce n’est jamais glorieux.

— Et les Sevran ? Ça vous dit quoi ?

Darnas écarta les bras et secoua ses mains.

— À part leur saleté de pit-bull, je n’aurais que du bien à en dire. Elle, elle est assez impressionnante, belle sans être jolie, vous l’avez sûrement remarqué, et plutôt silencieuse, sauf quand ses enfants sont là, où elle change du tout au tout, très marrante. Je crois qu’elle s’emmerde ici, tout bonnement. Sevran est un bon compagnon, intelligent, amusant, franc, mais il a un gros problème avec ses foutues mécaniques. Il est passionné par des histoires de leviers, de pistons, d’engrenages, il court le pays après ses sacrées machines, mais remarquez qu’il en vit. C’est ce qu’on pourrait appeler un collectionneur authentique, d’autant plus qu’il en fait son commerce et qu’il les vend, les achète, les revend, et ça fait tourner la baraque, croyez-moi. C’est un des grands spécialistes du pays, très réputé en Europe, on vient le voir de partout. Lina se fiche des machines, et lui les aime trop. Alors, forcément, Lina s’emmerde. C’est plus facile pour une femme de lutter contre une autre femme que contre des machines à écrire. J’avance cette idée en l’air, car en ce qui me concerne, je préférerais que Pauline s’intéresse à des machines, par exemple, plutôt qu’à vous.