— Mieux vaut partir de Marie, alors.
— Il n’y avait pas que les Sevran dans la vie de Marie. Il y avait son mari, Diego, disparu, je n’ai pas encore saisi s’il était mort ou s’il était parti. Il y avait son bout de jardin dans le parc de Darnas, ce qui nous ajoute les Darnas et tout le personnel du centre de bouillasse, quatorze personnes en saison creuse. Il y avait ses fouilles dans les poubelles de René Blanchet, ses visites régulières à la mairie, et tout ce qu’on ne connaît pas encore. Marie était liée avec beaucoup de monde, c’est le problème avec les gens d’esprit curieux. La patronne d’ici, la petite femme en noir qu’on appelle Antoinette, dit que Marie venait se reposer ici deux fois par jour. Sauf quand elle ne venait pas.
— Elle buvait quoi ? Tas posé la question ? Il faut toujours poser la question.
— Des grogs en hiver, du cidre en été, des petits muscadets en toute saison. Marie partageait ses balades entre la Pointe Vauban, où personne n’allait se risquer à lui piquer ses malheureux bigorneaux, et le port, où il y avait toujours un peu de passage. Les gars qui partent, les gars qui reviennent, les discussions sur le grain qui va venir ou ne pas venir, ceux qui réparent le matériel sur la jetée, ceux qui trient les bestioles dans les cages… Tu as vu le port ?
— Ça pêche vraiment ?
— Si tu avais ouvert les yeux, tu aurais vu deux grands chalutiers à l’ancre au loin. Ils font la haute mer jusqu’en Irlande. La plupart des types qui sont ici dans la salle sont du port, les absents sont dans des bureaux à Quimper. Le gars qui entre, tu le vois ? Mais bon Dieu, cesse de te retourner à chaque fois que je te montre quelqu’un !
— Je suis comme ça, instinctif, faut que je bouge.
— Eh bien, apprends aussi à voir sans remuer un œil. Bon, ce type, c’est celui qui nettoie l’église, il ne fait que ça, je l’ai vu l’autre jour près du vieux calvaire, une sorte de faux curé. Qu’est-ce que tu en penses ?
Marc se baissa un peu pour jeter un œil dans la glace du bar.
— Non plus, je ne veux pas coucher avec lui.
— On la boucle, voilà Darnas.
Darnas s’accouda près de Louis et tendit la main à Marc.
— Vandoosler, dit Marc.
— À la bonne heure, dit Darnas avec une voix fluette. Des nouvelles des flics ?
Marc n’aurait pas pensé qu’un cou aussi épais pouvait produire un timbre aussi léger.
— Ça discute encore avec le maire, dit Louis. Ça va être un chemin de croix pour les alibis. Vous-même, vous êtes pourvu ?
— J’ai réfléchi à cette fin de jeudi. Au début, ça va tout seul, j’étais à deux heures au garage pour prendre livraison d’une BMW.
— Je vous en prie.
— Tout le plaisir est pour moi. Je l’ai essayée sur route un bon moment mais il faisait un temps affreux. J’ai garé, et puis j’ai travaillé, seul dans mon bureau. Pauline m’a appelé pour dîner.
— Nul, dit Louis.
— Oui.
— Et Pauline ?
— Désastreux. Elle était au journal le matin, rentrée de Quimper vers trois heures, sortie courir.
— Sous la flotte ?
— Pauline court tout le temps.
— Ça va être un chemin de croix, répéta Louis. Tous ces gens derrière nous, qui est-ce ?
Darnas jeta un rapide regard sur la salle et revint à Louis.
— Dans le coin gauche, Antoine, Guillaume et leur père Loïc, tous trois pêcheurs, et Bernard, le type du garage, très efficace. À la table suivante, le tout jeune homme, Gaël, contemplatif irréfutable, et en face de lui le gars agile à la quarantaine, c’est Jean, il s’occupe de l’église, il nettoie, il met de la graisse dans la serrure, il tapote les pierres, un peu à côté des choses, toute dévotion au curé. Ensuite, Pauline Darnas, ma femme, vous avez eu l’honneur de connaître, je ne vous présente pas, passons, trions. Table derrière, Lefloch ; le plus farouche pêcheur du pays, pourfendeur de toutes les tempêtes, patron du chalutier Belle de Nuit, avec en face de lui, sa femme et le futur amant de sa femme, Lefloch n’est pas encore au courant. Avec eux, le patron du chalutier L’Atalante. Table du coin droit, la gérante de la grande surface, sa fille Nathalie, que drague Guillaume de la table du coin gauche, et Pierre-Yves, qui drague Nathalie qui s’en fout. Debout dans l’angle… Attention, Kehlweiler, le voilà, l’intégriste de Port-Nicolas, le postulant à la mairie…
— René Blanchet, glissa Louis à Marc, le type des poubelles, et ne te retourne pas.
Louis fixait la glace par-dessus son verre et Marc fit de même pour voir entrer un type compact aux cheveux gris, qui fit grand bruit en ôtant son ciré et en tapant ses bottes au sol. Dehors, le temps ne s’arrangeait pas, le vent d’ouest apportait grain sur grain. Louis suivait les gestes de René Blanchet, qui serra des mains, embrassa des femmes, fit un signe de tête à Pauline et s’appuya au comptoir. Louis déplaça Marc pour mieux le voir. Les Sevran entraient aussi et s’installaient, et Marc décida d’aller à leur table, puisque Louis le poussait, ce qui l’énervait. Maintenant, l’espace était libre entre Louis et René Blanchet. Louis détailla la figure rougie, il nota les yeux pâles, le nez rond, important, les lèvres fendillées, assez râpeuses, qui serraient un bout de cigare éteint, l’oreille petite, au lobe comme taillé en biseau, la nuque dans le prolongement du crâne, sans courbure, le tout dans des plis de visage assez brutaux. La vieille Antoinette lui avait porté un verre. Loïc, le pêcheur de la table du coin gauche, l’avait rejoint.
— Il paraît qu’on a tué Marie, dit Loïc, tu es au courant ? Elle ne serait pas tombée toute seule.
— On m’a dit ça, dit Blanchet. Pauvre vieille chose.
— La police est là, t’as vu ? C’est Guerrec qui va s’en occuper.
— Guerrec ? Il va foutre tout le pays en taule, ça ne va pas être long.
— Ça me fera les poissons pour moi tout seul, tiens… Le maire, ça fait trois heures qu’il cause là-haut.
— Pendant qu’il fait son boulot, au moins, il ne dort pas.
— Tu y crois, toi ? Tu penses qu’on l’aurait poussée ? Paraît que c’est vrai.
— Je crois ce que je vois, Loïc, et je pense ce que je pense.
Darnas fit un signe à Kehlweiler, avec un soupir. Mais Kehlweiler était tendu. Il serrait son verre et jetait de continuels coups d’œil sur sa droite. De la table où il s’était installé avec les Sevran, à côté de Lina, Marc surveillait cela. Louis était immobile, le corps rigide, sauf ces très rapides mouvements de tête.
— Paraît que c’est vrai, répéta Loïc.
— Ça dépend qui le dit, dit Blanchet. Il paraît que c’est vous, est-ce exact, monsieur ?
Blanchet s’était tourné vers Louis.
— J’ai fait le voyage tout exprès, répondit Louis d’une voix aimable.
— Et pour dire quoi, au juste ?
— Ce qu’on vient de vous dire, que Marie Lacasta a été assassinée.
— À quel titre avancez-vous une telle accusation ?
— Simple citoyen… Un chien a eu la délicatesse de venir déposer sa vérité à mes pieds. Je me suis servi et je partage.
— Les gens de ce pays sont honnêtes, continua Blanchet à voix haute. Vous mettez la pagaille dans Port-Nicolas. Vous nous accusez d’avoir massacré une vieille femme et le maire ne dit pas le contraire. Moi si. Les gens de Port-Nicolas ne sont pas des assassins, mais malgré cela et grâce à vous, ils seront l’objet de soupçons intolérables.